Andy Crouch, Playing God: Redeeming the Gift of Power, Downers Grove, IVP, 2013
Andy Crouch, Playing God: Redeeming the Gift of Power, Downers Grove, IVP, 2013

Andy Crouch, Playing God: Redeeming the Gift of Power, Downers Grove, IVP, 2013

Andy Crouch est probablement tout à fait inconnu du monde évangélique français, à tort.Crouch est le directeur exécutif de Christianity Today, sans conteste l’un des magazines évangélique les plus connus. Crouch est auteur et conférencier de renommée… mondiale si vous êtes anglo-saxon, et auteur de Culture Making, un livre qui avait reçu les plus grandes éloges lors de sa publication en 2008.

playing godAvec Playing God, Crouch renouvelle cet exploit. Il est vrai que cette étude sur le pouvoir, l’une des rares études récentes sur ce sujet, est excellente, ce qui a conduit à certaines… éloges presque trop forcées pour êtres vraies : « Comment décrire l’un des meilleurs livres de l’année ? Comment puis-je parler d’un livre qui est si riche, qui nous fait voyager dans de nombreux domaines d’études, et qui est si merveilleusement, magnifiquement, écrit ? Les mots me manquent presque. »1 Modérons nos propos ! On dirait presque que l’auteur ci-dessus va s’évanouir à la simple mention du titre de ce livre.

L’étude de Crouch se veut un croisement fertile entre la sociologie et la théologie et, plus encore qu’avec Culture Making, envers lequel j’ai quelques réserves, c’est en cela un succès relatif – nous verrons plus tard pourquoi ce succès n’est que relatif. La thèse principale de Crouch est simple, et claire : Le pouvoir (puissance) est un élément constitutif de notre monde. Et plus encore, le pouvoir est un don. Nous ne pouvons pas plus échapper à la présence du pouvoir que nous pouvons nous passer d’air. Le pouvoir est partout :

« Un thème de Culture Making était que nous tous, pas seulement les élites culturelles, avons la possibilité et la responsabilité de créer et de cultiver la culture ; un thème clé de Playing God est que nous tous, pas seulement les ‘puissants’, ont un réel pouvoir et la responsabilité de bien l’utiliser. »2

Pour soutenir sa thèse centrale, Crouch adopte une définition du « pouvoir » basée sur une définition préalable de la culture empruntée à Ken Myers (créateur du programme Mars Hill Audio) : « La culture, c’est ce que nous faisons du monde ». Si nous passons sur la dimension trop participative et consciente de cette définition (nous vivons souvent dans une culture dont nous n’avons pas conscience, nous ne le « faisons pas », c’est elle aussi qui nous fait), nous arrivons à la définition suivante du pouvoir :

« Le pouvoir c’est simplement (et à la fois ce n’est pas aussi simple) la capacité à participer à ce processus de création, des choses et du sens, qui est la chose la plus distinctive que les êtres humains puissent accomplir » (p. 17).

Nous touchons là à l’un des premiers problèmes de ce livre : l’absence de définition biblique du pouvoir.

Il est vrai que Crouch amène un grand nombre de points théologiques très pertinents à l’étude biblique du pouvoir. Il nous faut apprécier la volonté très marquée d’analyser ce thème sous un angle historico-rédemtpif. Convaincu que cette approche est l’une des meilleures méthodes d’étude thématique dans la Bible, je ne peux qu’être reconnaissant du résultat auquel Crouch arrive. Mais ce résultat final a aussi ses limites. Le tout aurait mérité que la théologie biblique du pouvoir, que Crouch essaie d’exposer, puisse se fonder sur une attention plus particulière portée à l’expression du « pouvoir » dans le contexte linguistique et social dans lesquels les textes bibliques, particulièrement ceux de l’Ancien Testament, ont été écrits. Dès le début, Crouch parle indistinctement de la « puissance » nécessaire pour produire quelque chose et du pouvoir lui-même. Peut-être ici y a-t-il aussi un problème de langue, l’anglais utilisant power pour signifier les deux choses. Au-delà de cela, la définition du pouvoir est à mon sens trop limitée. On le voit par exemple dans sa caractérisation de l’absence de pouvoir, de l’aliénation, comme « ne pas pouvoir donner de sens à quelque chose ». Certains demanderont alors si cette définition du pouvoir n’est pas un peu trop limitée. Je me posais aussi cette question avant de terminer la lecture du livre de Crouch. Si h’ai encore de nombreuses questions, je dois avouer que n’importe quel autre livre sur le sujet n’aurait aiguisé ma curiosité théologique d’une petite heure. Il en va différemment ici. Toute argument me conduit à plus de questions. Et toujours je reviens à cette question du pouvoir qui est partout présent, reflet probable de la structure du monde créé.

De là, Crouch conclu que le pouvoir a été doublement perverti par les conséquences du péché, ce qui se voit à travers les deux manifestations de ce détournement du pouvoir : l’idolâtrie et l’injustice. Toute la relation établie par Crouch entre idolâtrie et pouvoir est l’un des aspect les plus fascinants de l’étude de Crouch.

1) Au début, le pouvoir n’était pas corrompu ;
2) Le pouvoir est dans notre monde déchu étroitement lié à la notion d’idolâtrie.

Crouch présente d’ailleurs une excellent exposition du lien entre injustice et idolâtrie. La deuxième (idolâtrie) tend à nous transformer en dieux qui rendront les autres esclaves (injustice). Si la relation entre idolâtrie et pouvoir est cruciale, la définition de l’idolâtrie laisserait à désirer : « l’idolâtrie est le terme biblique pour la capacité créative humaine à perdre les pédales » (p. 55) Ce n’est pas tant que cette définition est erronée mais qu’elle est largement incomplète. Crouch met en effet beaucoup trop l’accent sur l’idole comme création humaine sans s’attarder autant qu’il le faudrait sur l’idole comme servitude.

Quelle est la solution à cette double perversion du pouvoir selon Crouch ? Premièrement, nous devons nous rappeler que la notion d’image de Dieu est une notion théologique dont nous ne devons jamais sous-estimer l’importance :

« L’argument général de l’ouvrage est que nous ne pourrons jamais comprendre ce qu’est le pouvoir – ses possibilités ou ses distorsions – à moins que nous ne comprenions l’importance de l’être humain créé à l’image de Dieu. »3

Sans commenter plus sur cela, je mettrai en avant une raison essentielle pour laquelle cette intuition devrait être beaucoup mieux prises en compte lorsque nous parlons de l’importance et du danger du « pouvoir » et de la manière dont la foi peut renouveler radicalement cette capacité… et je laisse à Crouch le soin de l’expliquer lui-même :

« Le vrai pouvoir est en recherche de relations. Le pouvoir idolâtre et dominateur évite et a peur des relations. Mais le vrai pouvoir est destiné à être intégré dans des relations de confiance mutuelle, de soumission et de créativité. »4

Un aspect très intéressant sur lequel on mériterait de s’arrêter, mais que je ne ferais que mentionner est le constat que le pouvoir existe toujours dans une relation asymétrique. Cela signifie-t-il alors que le pouvoir est nécessairement mauvais ? Souvent nous pensons cela parce que cette nature asymétrique du pouvoir est l’occasion de toutes les exploitations. À voir…

Quelques réflexions pour aller plus loin. Tout d’abord les conclusions de Crouch concernant l’exercice du pouvoir manquent de contestation – ou mieux, de « pouvoir contestataire ». Un tout petit exemple qui m’intéresse particulièrement en ce moment, celui des royalties (pp. 151-152). Crouch, peut-être par habitude et parce que c’est sa source de subsistance essentielle considère que c’est un privilège, mais que ce privilège est neutre. Si je suis de plus en plus convaincu que le système même de royalties est une démonstration d’un système problématique, je regrette que le point de départ de Crouch ne lui permette pas (je ne dirai pas « jamais ») d’être plus anti-conformiste qu’il ne l’est. D’ailleurs, je contesterai ici la conclusion selon laquelle le privilège est neutre5. Voire que le privilège n’est pas mauvais. Au contraire, le privilège est très souvent l’exercice d’une domination destructrice du pouvoir (cf. Jacques 2).

Il est d’ailleurs assez ironique de voir Crouch arriver à la même conclusion dans son commentaire sur le « lavement des pieds », lorsqu’il souligne que Jésus ne se défait pas de son pouvoir mais de son privilège. Là aussi Crouch aurait pu aller plus loin. Il ne dit pas ce qu’est ce « pouvoir » de Jésus. Quel est-il, d’où vient-il ? C’est une question métaphysique et éthique finalement, et on pourrit dire que le « pouvoir », c’est la manifestation dans les relations de l’essence, de la nature, d’une personne ou d’une institution. C’est l’une des choses cruciales qui manque dans le livre de Crouch : le lien entre nature et pouvoir. Nous utilisons tous le pouvoir que nous avons par nature. C’est pour cela que le pouvoir perverti est aussi destructeur : il détruit ce que nous sommes. C’est aussi pour cela que la domination ou l’injustice sont une déshumanisation.

Enfin, on aurait pu attendre, et souhaiter un peu moins d’exemples culturels et un peu plus de profondeur biblique. J’aime beaucoup les exemples trouvés dans notre culture occidentale, mais les exemples me semblent bien trop présents et trop culturellement orientés. D’ailleurs, qu’en est-il de l’exercice du pouvoir dans d’autres cultures ? Qu’en dire ? Comment l’Ecriture transfigure-t-elle ces autres conceptions du pouvoir ? L’absence de considération biblique de la diversité des incarnation du pouvoir dans les sociétés humaines est aussi une grande faiblesse de cette étude. Non pas qu’il y ait de l’anti-biblique, loin de là. Après tout, la conclusion, c’est que le pouvoir est perverti, et à une telle conclusion, il est bien difficile de s’opposer tant elle s’ancre dans une considération historico-rédemptive du pouvoir de Dieu qui amène le monde de la création à la restauration en passant par la rédemption. Mais le livre aurait gagné en pertinence s’il avait pris en compte la diversité des expressions du pouvoir dans la Bible.

Terminons sur un autre problème récurrent – problème aussi présent dans son précédent Culture Making – est l’absence de justification ou d’explication. Cela le conduit à faire des affirmations à l’emporte-pièce difficiles à justifier bibliquement ou théologiquement comme par exemple : « La nature est bonne, la culture est très bonne » (p. 104). Même si cela était correct, ce dont je ne suis personnellement pas convaincu, il faudrait un minimum de justification biblique. De même lorsqu’il affirme que le pouvoir sert à l’embellissement du monde. Pourquoi, comment ? Bien sûr ce concept « d’embellisement » (human flourishing6) est le principe régulateur de Crouch, probablement le principe par excellence par lequel il faudrait étudier quasiment tous ses écrits.

C’est à cause de tout cela que je pense que les conclusions de Crouch auraient du aller beaucoup plus loin dans une mise en valeur du pouvoir bien exercé, mais aussi du refus de l’exercice du pouvoir. Cela sous estime-t-il le fait que l’absence de pouvoir est aussi esclavage ? Non, certainement pas, car Crouch est très conscient des effets serviles d’un mauvais exercice du pouvoir. Cependant, je reste convaincu qu’il aurait pu aller beaucoup plus dans cette direction pour que l’ensemble de sa présentation porte les fruits mérités. J’en profite pour souligner que c’est souvent les livres qui nous posent le plus de questions, et dans lesquels nous soulevons le plus de « problèmes » (le mot est un peu fort) qui sont les livres qui ont le plus de mérités et nous aideront à progresser dans notre théologie et dans notre compréhension biblique. Pour cela, cette étude de Crouch est plus importante que son précédent livre. La difficulté du sujet, l’équilibre qu’il essaie d’atteindre et sa volonté d’ancrer son analyse sur l’histoire de la révélation sont exemplaires7.

Le péché qui nous a mené vers l’idolâtrie donne l’illusion du pouvoir. Cette illusion du pouvoir nous mène vers l’exercice de l’injustice, c’est à dire de nier toute signification aux autres. La solution au problème du pouvoir, c’est donc l’amour (la communion). Reprenant un proverbe que tout le monde connaît maintenant, Crouch peut conclure : « L’amour absolu transfigure le pouvoir absolu » (p. 45). Je laisserait à un autre théologien le mot de la fin : « L’amour, c’est le pouvoir de défendre ce que nous savons ne pas être défendable. L’espérance c’est le pouvoir d’être joyeux dans les circonstances en lesquelles nous savons que nous devrions désespérer. » G.K. Chesterton, Hérétiques.

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Notes :

1 http://www.heartsandmindsbooks.com/booknotes/playing_god_redeeming_the_gift

2 Justin Taylor, « An Interview with Andy Crouch about the Idol and Gift of Power », Gospel Coalition, http://thegospelcoalition.org

3 Justin Taylor, « An Interview with Andy Crouch about the Idol and Gift of Power », Gospel Coalition, http://thegospelcoalition.org

4 Justin Taylor, « An Interview with Andy Crouch about the Idol and Gift of Power », Gospel Coalition, http://thegospelcoalition.org

5 L’absence de note est une erreur presque voulue !

6 « I think of flourishing as fullness of being—the “life, and that abundantly” that Jesus spoke of. Flourishing refers to what you find when all the latent potential and possibility within any created thing or person are fully expressed. In both Culture Making and Playing God I talk about the transition from nature to culture as a move from “good” to “very good.” » Justin Taylor, « An Interview with Andy Crouch about the Idol and Gift of Power », Gospel Coalition, http://thegospelcoalition.org

7 J’en profite aussi pour faire référence à un autre livre excellent portant sur un thème inhabituel : l’ambition. Dave Harvey, Rescuing Ambition, Crossway 2010.