Théologie antifragile. Recension de Nassim Nicholas Taleb, “Antifragile : Les bienfaits du désordre”, Paris, Les Belles Lettres, 2013
Théologie antifragile. Recension de Nassim Nicholas Taleb, “Antifragile : Les bienfaits du désordre”, Paris, Les Belles Lettres, 2013

Théologie antifragile. Recension de Nassim Nicholas Taleb, “Antifragile : Les bienfaits du désordre”, Paris, Les Belles Lettres, 2013

En 2007, quelques mois avant la crise financière, un auteur dont peu avaient déjà entendu le nom (présent auteur y compris), publiait Le cygne noir : La puissance de l’imprévisible. Depuis, Nassim Taleb n’a cessé de répéter sa conclusion la plus importante : nos systèmes (financiers, politiques, statistiques) sont défectueux car ils font entrer dans un système « normatif » des évènements purement imprévisibles qui doivent (devraient) le rester.

antifragileAvec Antifragile, le philosophe et statisticien américano-libanais1, s’est donné la tâche d’écrire ce qui doit servir de fondement, de préalable à son Cygne noir. Dans ce nouveau livre qui se veut une présentation de ce que Taleb appelle l’« antifragilité », nous trouvons aussi un livre grandiloquent, pédant, une sorte d’hagiographique officieuse d’un auteur qui utilise la moindre occasion, la moindre anecdote afin de promouvoir ses théories, ses capacités physiques, intellectuelles, etc. En fin de lecture, on doit d’ailleurs conclure que ce livre de 524 pp. (excluant les annexes et la bibliographie) aurait pu tenir en 200 pp. Le tout aurait été plus pertinent, direct, et aurait donné moins d’opportunité à Taleb de régler ses comptes et d’exercer son ton acerbe sur des lecteurs un peu frustrés. Cependant, un certain nombre de passages restent pertinents.

L’antifragilité

La thèse centrale de taleb tient en ce constat : il y a des choses, des institutions, des personnes, qui sont fragiles et d’autres qui sont solides. Cependant, ces deux adjectifs ne suffisent pas à épuiser les attitudes en face des situations difficiles et imprévisibles. De l’opinion de Taleb, il devrait exister une troisième catégorie : l’antifragilité. En effet, le contraire de la fragilité n’est pas ce qui est solide mais ce qui, en risquant de se casser se renforce. Ce phénomène de « plus solide » n’a pas de nom, mais est nécessaire à la constitution de toute société. Si on admet le point de départ de Taleb, le reste du livre suit sans trop de problèmes, malgré les nombreuses répétitions.

Bien sûr, on peut toujours discuter sur l’opposition finalement artificielle entre « solide » et « antifragile », car rien ne dit vraiment que ce qui est solide ne peut pas devenir plus solide. Cette définition de la solidité est l’un des a priori principaux de Taleb, définition très certainement prise de son milieu académique et professionnel (statistique, modèles économiques). Pour sa défense, Taleb essaie de construire sa distinction sur une approche philosophico-historique qui aurait mérité d’être développée. Pour lui, l’exemple par excellence de la solidité, c’est la modernité et la prétention à tout pouvoir prévoir, rationaliser et systématiser :

« Ce que je nomme modernité est la domination qu’exerce l’homme sur l’environnement à grande échelle, le polissage systématique des irrégularités du monde et la répression de la volatilité et des pressions » (p. 136).

Ce sont de telles conclusions, éparpillées dans les 500 pp., qui auraient mérité d’être expliquées de manière un peu plus didactique.

Un autre point central de la notion d’antifragilité est le constat que, finalement, tout est vivant. Tout système se comporte, non de manière mécanique, mais de manière vivante, à force d’interaction et d’imprévu. Par contraste, une approche « robuste » ou solide est de nature mécanique. Le moindre choc, et tout tombe en panne. C’est l’un des problèmes principaux des projections et statistiques des système économiques selon Taleb : ils oublient que tout dans la vie est… et bien, vivant ! Y compris l’économie. D’où la conclusion de l’auteur : on confond parfois les propriétés d’un lecteur CD avec celle du corps humain. On compare l’économie (relations entre êtres humains !) avec le fonctionnement mécanique d’une montre (comme le faisait Adam Smith). Cet effort de systématisation est le reflet d’une époque, d’une humanité qui, plus fragile qu’elle ne le croit, essaie de faire disparaître tout imprévu afin de contrôler son destin.

La nécessité du hasard

Ce serait oublier le monde est fait de hasard, de choses que nous ne pouvons pas, et ne devons pas, prévoir. Si nous aimons le monde domestiqué, si nous aimons tout contrôler et tout raisonner, le monde, lui, n’aime pas l’ordre et lui préfère un désordre source de création et de progrès. Au cours de cette démonstration, Taleb introduit plusieurs distinction dont la différence entre le « complexe » et le « compliqué ». Quelque chose est complexe parce qu’elle met en relation d’interdépendance plusieurs éléments d’un système (ou du monde). Le « compliqué » se réfère uniquement au nombre multiple de ces éléments. Quelque chose de compliqué n’est donc pas nécessairement complexe, et l’erreur de nos système est d’assimiler les deux notions. Nous avons donc l’illusion que si nous avons prit en compte toute les éléments d’un système (économique, social, ou politique), alors nous avons comprit ce système. Ce n’est pas le cas. Nous comprenons un système lorsque nous comprenons l’interdépendance de toutes ses composantes, ce qui devrait nous conduire à refuser la notion de « sacrifice pour le plus grand nombre », car sacrifier une partie c’est sacrifier le tout.

Taleb n’a donc de cesse, dans tous les chapitres ou presque, de marteler que nous devons avoir une « soif secrète de hasard » afin d’être entraînés en avant et d’être vraiment vivant :

« Il existe des gens pour qui la vie est une espèce de projet. Quand on leur parle, on se sent mal pendant quelques heures et la vie commence à avoir le goût d’un plat insipide. » (p. 83)

Le fait que nous soyons obsédés par les systèmes est une manière de nous protéger contre la nécessiter de puiser au fond de nous-mêmes pour avancer. C’est cette absence de risque qui est pour l’auteur la source de bien des maux dans les sociétés actuelles. Car si le système ou l’individu ne prend pas de risques, les problèmes qu’il finira par rencontrer devront trouver une solution aux dépends d’autres individus. Ainsi, dans un système solide ou robuste, la société se construit nécessairement aux dépends de certains. Les autres en profitent passivement, voire activement. La solution ?

« Nous avons vu qu’une mauvaise compréhension de l’antifragilité permettait à certaines catégories de personnes de se servir des options cachées et de porter préjudice à la collectivité dans que personne ne s’en aperçoive. Nous avons également vu que la solution consistait à les obliger à mettre leur peau en jeu » (p. 492).

Se remettre en cause, « mettre sa en en jeu », figurativement, bien sûr !

Ce qui me tue renforce les autres

Ou plutôt ce qui renforce les autres me tue.
Taleb essaie là de montrer que très souvent la stratification de l’antifragilité se fait au détriment de l’individu :

« C’est pourquoi il est peut-être indispensable que certaines parties intrinsèques d’un système se doivent d’être fragiles afin de rendre le système antifragile … Qui plus est, nous avons parlé de « sacrifice » quelques paragraphes plus haut. Malheureusement, les bénéfices des erreurs sont souvent accordées aux autres, au collectif, comme si les individus étaient conçus pour faire des erreurs pour le bien général et non le leur. » (p. 86)

Malheureusement, Taleb ne donne pas de solution à cet effritement de l’intégrité personnelle au sein d’un système en constante évolution, probablement parce qu’un système évolutif, politique par exemple, se doit pour survivre de phagocyter certains des éléments qui le composent (vous et moi). La seule solution, d’après l’auteur, ce serait de se volontairement devenir antifragile. Il nous faudrait donc faire preuve de « sacrifice » (mettre sa vie en jeu) au profit des autres, ou au moins, au profit du système dont on fait partie. Cela signifie aussi que l’état de fragilité est nécessaire mais peut/doit être dépassé par ce phénomène commun qu’on appelle « apprendre de ses erreurs ». Ce choix doit cependant rester celui des individus et ne peut être imposé.

Quelques applications

1) L’imprévisibilité de la volonté de Dieu

Toute la démonstration concernant l’imprévisibilité « absolue » de certaines choses, de certains évènements, laisse entrevoir un parallèle avec la théologie. Cet exhortation à respecter l’imprévu et l’imprévisible est particulièrement frappant dans un contexte théologique évangélique trop souvent occupé à déterminer si tel ou tel événement est une manifestation de la volonté de Dieu. Comme si nous voulions essayer de lire dans chaque minutes les traces d’une volonté qui se manifesterait visiblement à nous.

Il ne s’agit pas de nier la réalité de la volonté de Dieu, ni de nier la possibilité de la découvrir, mais il nous faut aussi respecter notre non-compréhension de cette volonté lorsque nous la rencontrons. Nous ferons donc une prudente distinction entre la souveraineté constate de Dieu que nous affirmons et sa manifestation quotidienne qu’à vue humaine nous ne distinguons pas toujours. Loin d’être un scepticisme, il s’agit ici d’équilibrer confiance en la souveraineté de Dieu et découverte de sa volonté.

2) Une théologie antifragile ?

Une application plus importante porterait sur la définition d’une théologie antifragile. Une telle théologie fonctionnerait ainsi : vous lui proposez d’ouvrages scientifiques, économiques, sociologiques, ou philosophiques démontrant son impossibilité, plus elle les intègre afin d’en sortir toujours plus « réformée ». En restant la même, elle gagnerait en pertinence, en force, en présence prophétique au sein du monde :

« L’information est antifragile ; elle se nourrit davantage des tentatives de lui porter préjudice que des efforts que l’on fait pour la promouvoir. Il suffit par exemple de s’évertuer à défendre sa réputation pour la ruiner. » (66)

Si l’information est antifragile (ce dont je doute personnellement), la théologie l’est bien elle aussi.

Une théologie antifragile serait prophétique parce que, justement, elle reconnaîtrait qu’elle ne peut faire de prédictions totalement valables sur ce que va être notre société. Elle s’y essaie cependant, en se basant sur sa confiance en le Dieu de la révélation biblique. Fondée sur cette révélation, elle appliquerait avec discernement la sagesse reçue à des situations en constante évolution.

Taleb conclu que quelque chose devient fragile (ou solide, donc figé) parce que cette chose ne sert pas. Un théologie antifragile est donc une théologie qui ne vieillit pas car elle est constamment utilisée, à l’image de l’évangile dont elle se nourrit. Comme le disait Chesterton, ce n’est pas l’évangile qui est passé de mode : c’est nous qui sommes devenus vieux ; l’évangile, lui, est toujours resté aussi jeune. De même, si la tradition réformée (calviniste) est pour certains vieillie, c’est que je ne l’ai pas assez utilisée. Une théologie est fragile, par défaut d’usage, non pas par nature.

En conclusion …

Il y a ainsi quelques passages très intéressant dans ce pavé. Malheureusement, pour un livre qui défend la liberté des erreurs et des non généralisations, Taleb fait lui-même de nombreuses généralisations – normal dans un livre de plus de 500 pp. qui se donne la tâche de s’intéresser à tout ce qui fait la vie humaine (sauf la religion). Ou alors, notez la relative incohérence à tenter des essais de prédictions alors que l’un des arguments forts fait par Taleb dans les dix dernières années est précisément qu’il faut se méfier des prédictions. Quant à d’autres jugements, je les considère quelque peu hâtifs et « hasardeux », comme la démonstration que la France est finalement plus amoureuse de désordre que ce qu’on croit2. Malgré ces incohérences, malgré des jugements à l’emporte-pièce et quelques exagérations personnelles – mais que l’auteur qui ne se soit jamais sur-valorisé lui jette le premier livre – il y a ici quelques exhortations importantes pour une société obsédée par le contrôle et le bien-être prête à sacrifier une partie de sa population pour que certains puissent satisfaire un bonheur illusoire.

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Notes :

1 Taleb est actuellement professeur en ingénierie des risques à l’université polytechnique de New York. Site personnel, http://www.fooledbyrandomness.com.

2 Je crois pour la part avec Ellul que les français (et pas qu’eux) sont prêts à tout sacrifier (y compris leur liberté politique) pour leur confort, et donc leur ordre et sécurité.