Alister McGrath, “C.S. Lewis, a Life: Eccentric Genius, Reluctant Prophet”, Carol Stream, Tyndale House, 2013.
Alister McGrath, “C.S. Lewis, a Life: Eccentric Genius, Reluctant Prophet”, Carol Stream, Tyndale House, 2013.

Alister McGrath, “C.S. Lewis, a Life: Eccentric Genius, Reluctant Prophet”, Carol Stream, Tyndale House, 2013.

Dans cette nouvelle biographie de C.S. Lewis, très attendue de beaucoup de personnes familières avec l’auteur irlandais, Alister McGrath, théologien Anglican dont la réputation n’est plus à faire, nous présente une biographie dont la qualité générale en fait l’un des ouvrages de premier ordre pour l’étude de ce grand apologète.

McGrath-LewisL’un des constats premiers de McGrath est la nécessité d’embrasser en une même biographie les « trois Lewis » parfois schizophrénisés par la littérature secondaire. Nous connaissons en effet Lewis l’auteur de best-seller, Lewis l’apologète de renommée mondiale, et Lewis, l’universitaire et critique littéraire d’Oxford. Mais connaissons-nous C.S. Lewis, celui dont la personnalité rassemble les trois images que nous avons de lui ? C’est ce portrait que McGrath essaie, avec beaucoup de succès, de dresser pour nous. Le développement parallèle et unifié des trois Lewis est donc en grande partie ce qui fait l’intérêt de cette récente biographie.

De plus, McGrath, avec sa fibre historique1, ne commet pas l’erreur de nombreux biographes, même de niveau professionnel. Il ne tente pas de justifier par une référence à un « expert » ou à une lettre, livre, commentaire de son auteur, toute affirmation, même la plus élémentaire. Nous voyons là tout l’art de l’historien. Savoir distinguer entre une affirmation pertinente et importante qui a besoin d’être étayée et défendue, et une information qui entre dans une description générale de l’auteur, de sa vie, de son œuvre, voilà l’une des tâches les plus ardues du théologien-biographe. Enfin, pour ceux qui penseraient que l’histoire est une simple énumération de fait soutenus par des « preuves », McGrath démontre ici que l’histoire est beaucoup plus vivante et que la pertinence d’une bonne biographie passe aussi par la fidèle vision que nous donnons de l’auteur. Ici, McGrath démontre tout l’équilibre trouvé entre l’esprit historique et scientifique et le domaine de l’imagination2.

Une autre erreur que McGrath évite avec une certaine facilité, c’est celle de l’hagiographie. Là, la biographie de McGrath est sans concession, ce qui lui a même valu certains commentaires assez critiques.

Sans conteste l’un des points les plus intéressants de cette biographie, c’est la datation de la conversion de Lewis. Contre tout le monde, et contre Lewis lui-même, McGrath place la date de conversion au printemps 1930 et non au printemps 1929 (pp. 135-159). Alors que la « tradition » nous donne un développement tel que suit :

28 avril – 22 juin 1929 : Lewis commence à croire en Dieu.
19 septembre 1931 : Conversation avec Tolkien qui conduit Lewis à prendre conscience que la christianisme est un « vrai mythe ».
28 septembre 1931 : Lewis en vient à croire à la divinité de Christ alors que son frère Warren le conduit, en side-car au Zoo de Whipsnade.
1er octobre 1931 : Lewis confie à Arthur Greeves qu’il est « passé » de la croyance en Dieu à la croyance en Christ.
15 – 29 août 1932 : Lewis décrit son pèlerinage intellectuel vers Dieu dans The Pilgrim’s Regress, écrit alors à Belfast.

McGrath, lui, propose le développement suivant :

mars – juin 1930 : Lewis commence à croire en Dieu.
19 septembre 1931 : Conversation avec Tolkien qui conduit Lewis à prendre conscience que la christianisme est un « vrai mythe ».
28 septembre 1931 : Lewis en vient à croire à la divinité de Christ alors que son frère Warren le conduit, en side-car au Zoo de Whipsnade.
1er octobre 1931 : Lewis confie à Arthur Greeves qu’il est « passé » de la croyance en Dieu à la croyance en Christ.
15 – 29 août 1932 : Lewis décrit son pèlerinage intellectuel vers Dieu dans The Pilgrim’s Regress, écrit alors à Belfast.

McGrath fait de mars – juin 1930 la période cruciale pour la compréhension de l’itinéraire spirituel de Lewis, période qu’il identifie comme étant la première étape dans ce long pèlerinage de foi – soit huit à douze mois avant la date que Lewis lui-même mentionne.

Certains demanderont : « Comment peut-il prétendre mieux connaître la date de conversion de Lewis que Lewis lui-même ? » Probablement parce que beaucoup pensent se rappeler la date exacte de leur conversion. Mais tout le monde n’a pas vécu une expérience dramatiquement subite, pas plus que nous ne sommes tous capables de nous rappeler des dates. McGrath fait par exemple remarquer que Lewis confond finalement régulièrement des dates dans son Surpris par la joie.

Mais ce qui a le plus gêné certains critiques, c’est l’argumentation de McGrath en partie basée sur les silences de Lewis. Il est vrai que McGrath fait souvent remarquer qu’il est étrange que Lewis parle de telle chose (exemple, ses années difficiles dans une école anglaise) et assez peu d’autres choses a priori plus sérieuses (son combat dans les tranchées de France lors de la 1ère Guerre Mondiale). Pour ce qui est de la conversion de Lewis, McGrath s’appuie sur l’absence de toute mention par Lewis d’un tel changement d’opinion à ceux de son « premier cercle d’amis », tels qu’Arthur Greeves ou Owen Barfeld. Avec une certaine logique, se défend McGrath, Lewis aurait fait part de cet « état d’âme » à l’un d’entre eux.

Ce qu’il fit par ailleurs… non en 1929, mais en 1930 ! De fait, le 3 février 1930 dans un lettre à Barfield : «  L’esprit a une tendance alarmante à devenir bien plus personnel … il vaudrait mieux que vous veniez lundi avant que je n’entre dans un monastère » (p. 143). Fait assez indicatif au demeurant ! De plus Lewis a commencé à se rendre régulièrement à la chapelle de Magdalen College en 1930. et conclu McGrath, il est difficile de croire que Lewis aurait attendu un an après sa « conversion » avant de se rendre au service régulier de Magdalen. Là aussi, même si l’argument semble assez fondamental, il est présenté de manière convaincante.

Et enfin, sur cette même conversion, il est naturel et donc bien attendu, de voir souligné par McGrath l’importance de Tolkien (p. 149) – mais je suis bien sûr assez partial sur ce sujet ! Ce que fait remarquer avec très grande pertinence notre auteur, c’est que la discussion nocturne avec Tolkien ne remis pas en cause la compréhension intellectuelle de Lewis, mais la compréhension imaginative que Lewis avait de la foi chrétienne. Ce qu’essayait en effet de montrer Tolkien, c’est que l’acceptation de la foi n’est pas une exercice purement intellectuel, mais nécessite aussi une dimension esthétique/imaginatif3. Lewis n’avais pas accepté cette foi, car il n’en avait pas vu la portée imaginative ! McGrath n’est certes pas le premier à mentionner cela, cependant, il le fait avec une narration qui est tout à son crédit.

D’autres parties de la vie de Lewis qui sont traitées, à mon sens, de manière très pertinente par McGrath incluent :

  • la relation de Lewis avec Mme Moore, la mère de son grand ami Paddy, décédé lors de la 1ère Guerre Mondiale :Les premières années de Lewis, notamment celles qui précédèrent sa conversion avec des aspects peu connus de beaucoup, notamment concernant la sexualité de l’auteur des futures Chroniques de Narian. Sans entrer dans des détails non pertinents, McGrath sans concession dépeint un Lewis face à la perspective de Lewis sur la féminité, voire l’idéalisation de celle-ci. Ainsi, le traitement de la relation de Lewis avec Mme Moore est par exemple symptomatique d’une « romance » importante pour Lewis4, bien qu’étrange et incompréhensible pour la plupart des lecteurs qui découvriraient ce fait
  • le débat avec Elizabeth Anscombe (1948) :

On a souvent dit que Lewis avait été taillé en pièce et que cela avait été une victoire de l’athéisme. C’est oublier que (1) Anscombe ne défendait pas une position athée. En fait, Anscæombe elle-meme de confession catholique, ne souhaitait qu’encourager Lewis à revoir son argument, ce que beaucoup pensent qu’il fit d’ailleurs par la suite !5 (2) Lewis ne fut pas taillé en pièce pais conduit à améliorer son argument. D’autant plus qu’Anscombe tombait d’accord avec la conclusion première : le naturalisme est intenable ! (p. 253)

Narnia ne fut donc pas une « autre voie » que Lewis choisit à cause de son échec à défendre la rationalité de la foi.

  • la difficulté de Lewis a être nommé professeur à Oxford :

McGrath jette une lumière particulière sur le mépris dont Lewis fit l’objet après la guerre, notamment en 1947 lorsque sa candidature pour l’un des deux professorats de Merton fut refusée – à la préférence de F.P. Wilson. Tolkien, qui avait obtenu l’autre chaire à Merton fut profondément choqué de l’animosité de ses co-électeurs, principalement en raison de la renommée de « Lewis l’apologète » (p. 243). Les autres refus en 1948 et 1951 semblaient faire de Lewis un paria à Oxford. Mais McGrath souligne aussi que Lewis ne respectait pas les normes académiques en usage, pas plus qu’il ne produisait (assez?) d’ouvrages académiques important6.

  • la distance croissante entre Lewis et Tolkien :

McGrath met ici beaucoup d’accent sur les tensions personnelles entre les deux amis comme : la présence de Williams (qui tendait à prendre la place de Tolkien dans l’affection de Lewis), à l’emprunt par Lewis ce certains matériaux venus de Tolkien, au mariage avec Joy Davidman (pp. 329 ss.). Cependant, il me semble que McGrath ne mentionne jamais d’autres raisons plus académiques, sociales, ou théologiques – à moins d’avoir raté certains passages importants du livres. Par exemple, le catholique Tolkien n’acceptait pas qu’un laïque puisse se prétendre théologien et « porteur » de la voix chrétienne comme le fut l’apologète Lewis pendant la période de la 2e Guerre Mondiale. Tolkien, au vu de sa théologie sacramentelle, ne pouvait pas non plus accepter la légitimité d’un « mariage civil » ! Encore plus s’il s’agissait de ce que nous appellerions un « mariage blanc » – qui est d’ailleurs en France nul au regard de la loi.

Concernant l’amitié des deux professeurs, McGrath sous-estime aussi, à mon sens, le rôle de Tolkien dans l’établissement même de la chaire que vint à occuper Lewis à Cambridge (pp. 310-315). À la lecture de McGrath, on a l’impression que Cambridge avait décidé la création de cette chaire d’« Anglais Médiéval et de la Renaissance » et que Tolkien a simplement soutenu la candidature de Lewis. Il semblerait cependant que l’idée même de la création de cette deuxième chaire d’Anglais à Cambridge fut notamment une idée de Tolkien, qui promu la création de cette chaire spécifiquement pour Lewis.

Enfin, même si il est évident que les deux amis connurent une certaine séparation, il est tout aussi clair que jamais cette séparation « physique » n’affecta en profondeur l’amitié qui les unissait. Petit indice. À la mort de Lewis en 1963, Tolkien fit ce commentaire dans une lettre à sa fille Priscilla « mais ceci est comme un coup de hache porté aux racines » (Lettres,p. 478). Connaissant l’amour que Tolkien portait aux arbres, le symbole est fort. La mort de Lewis ce fut, pour Tolkien, le début de la fin.

Cependant, tous les chapitres ne sont pas égaux et tous les aspects de la vie de Lewis ne sont pas traités avec originalité, ce qui n’est pas en soi un reproche ! La relation de Lewis avec son père est par exemple traitée de manière très ordinaire. Ensuite, comme je l’ai déjà souligné, McGrath a été vivement critiqué, notamment dans Christianity Today, pour avoir trop sur-interprété les silences de Lewis7. Ce serait oublier que, précisément, les silences disent quelque chose. D’autant plus que l’auteur de la recension dans Christianity Today souligne lui-même que Lewis a « soigneusement sélectionné » ce qu’il avait inclus dans Surprised by Joy. De même alors, ce qui est soigneusement laisse de côté est important, contra Root8.

Nous pouvons noter aussi que si certaines recensions sont favorables à McGrath (Washington Post, The Telegraph par exemple), d’autres lui sont franchement hostiles, comme celle du Guardian qui s’en prend assez gratuitement au style littéraire de McGrath en oubliant que cette biographie se veut une « biographie contée » et non pas premièrement une biographie académique9. Si l’auteur en question, Sam Leith, s’était donné la peine de réfléchir à l’auteur du livre qu’il critiquait, il aurait éventuellement pu avoir la présence d’esprit de conclure que McGrath, dont l’esprit scientifique ne peut être remis en question, nous propose ici une biographie dont la force de persuasion est, à défaut de me répéter, dans la narration, dans la vision qu’il nous donne de Lewis. Leith concède cependant que les parties sur la théologie de Lewis sont les mieux travaillées (de la part de McGrath, cela se conçoit), mais conclut un peu hardiment que finalement le « scoop » sur la datation de la conversion de Lewis n’est pas bien importante. Oui, enfin, pour un biographe, ne pas se tromper de date, c’est quand même un peu essentiel, vous en conviendrez !

En conclusion, cette biographie est exemplaire, à la mesure de ses ambitions, et pour le public visé, et peut même être placée à la hauteur de la biographie de Jonathan Edwards produite par George Marsden10. Cette biographie, ce labeur fruit de l’amour porté au plus grand apologète du 20e siècle est, et demeurera pour de nombreuses années, la biographie de C.S. Lewis. À moins que, comme promis, McGrath produise une version d’un niveau académique plus relevé qui entrera dans les nombreux débats propres aux biographes, ce que nuis suivront avec attention, et impatience !

__________________________________________________

Notes :

1 McGrath fut professeur de théologie historique, qui, pour certains, n’est pas à proprement parler de « l’histoire de l’église » mais qui relève cependant en partie du domaine historique. Cf. par exemple son A Life of John Calvin (1993).

2 Cet équilibre transparaît d’ailleurs dans de nombreux autre aspects de son œuvre. Cf. par exemple son récent discours à Gresham College, « New Atheism – new apologetics: The use of science in recent christian apologetic writings », Gresham College, http://www.gresham.ac.uk, accédé le 1er avril 2014.

3 McGrath a récemment donné une conférence à King’s College, sur « Telling the Truth through Rational Argument: C. S. Lewis on the Reasonableness of Christian Faith », The Tablet, http://www.thetablet.co.uk, accédé le 2 avril 2014.

4 McGrath qualifie même Mme Moore, de « pierre d’angle » de la vie de Lewis dans cette période de la vie de Lewis (1919-1927).

5 Cf. G.E.M. Anscombe, Faith in a Hard Ground:Essays on Religion, Philosophy and Ethics, St. Andrews Studies XI, 2008.

6 En cela, il est assez comparable à Tolkien. Pourtant celui-ci n’eut jamais (trop!) de problèmes.

7 Jerry Root, « Does C. S. Lewis Have Something to Hide?22 novembre, 2013.

8 Pour ce qui est de cette très mauvaise recension (non pas en sa conclusion, mais en sa rédaction), on notera que Root ne cite jamais McGrath (ne serait-ce que les numéros de page!), n’engage jamais les arguments de McGrath et se contente de critiquer, ce qui est une très pauvre manière d’écrire une recension.

9 Sam Leith, « CS Lewis: A Life: Eccentric Genius, Reluctant Prophet by Alister McGrath – review », The Guardian, http://www.theguardian.com, accédé le 2 avril 2014.

10 George M. Marsden, Jonathan Edwards: A Life, New Haven, Yale University Press, 2003.