Francis Spufford, “Unapologetic. Why, Despite Everything, Christianity Can Still Make Surprising Emotional Sense”, New York, HarperOne, 2013
Francis Spufford, “Unapologetic. Why, Despite Everything, Christianity Can Still Make Surprising Emotional Sense”, New York, HarperOne, 2013

Francis Spufford, “Unapologetic. Why, Despite Everything, Christianity Can Still Make Surprising Emotional Sense”, New York, HarperOne, 2013

 Voilà un livre qui ne partait pas gagnant, qu’on se le dise.

Après tout, allez voir la réaction qu’aurait un professeur de physique nucléaire si vous lui demandiez d’écrire une recommandation pour un livre au titre peu ambigu de Anti nucléaire. On comprendrait son hésitation. Ce livre, Unapologetic, est, pour un professeur d’apologétique, du même genre. D’autant plus que l’auteur ne s’est jamais caché de son grand scepticisme face à toutes les tentatives de démontrer la foi chrétienne ou, pire, de démontrer l’existence de Dieu.

D’un autre côté, il y avait une petite intrigue là-dessous, en la personne de l’auteur. Lire Francis Spufford, écrivain de renom (il a reçu plusieurs prix littéraires et même l’éloge d’un Neil Gaiman, en plus d’être membre du Royal Society of Literature) et lui-même revenu, après trente ans d’athéisme, à une foi qu’il qualifie d’orthodoxe (et confessionnelle !)… voilà une occasion qui ne se rate pas ! Laissant de côté mon scepticisme viscéral envers tout ce qui n’est pas elfique, je me demandais ce qui pourrait sortir de ce bouquin décidément pas ordinairement apologétique.

Résonance émotionnelle

Le point de départ de Spufford, c’est la nécessité de faire face à la réalité. Beaucoup de nos concitoyens pensent que nous sommes bornés et obsédés par le jugement, que nous attendons un monde angélique fait de harpes et de musiques mielleuses, que nous sommes hypocrites, que nous faisons de la souffrance un moyen de rédemption, que nous sommes oppresseurs et trop stupides pour comprendre les limites de noter propre foi.

C’est à ceux-là que Unapologetic s’adresse pour présenter la vie non-apologétique de la foi. Et pour ce qui est du Nouvel Athéisme, pourquoi se soucier d’un groupe en mal d’audience pensant que Dieu n’existe probablement pas ! Comment « diable » le saurait-ils ? (p. 7) De là, Spufford poser une question que tout chrétien, en tout cas toute apologète s’est posé. Comment inviter ceux qui nous entourent à faire un petit pas avec nous. Ou même, soyons fous, deux pas ? Comment essayer de leur faire vivre ce que nous croyons ? En leur expliquant en des termes que tout le monde vit. Ces termes ce ne sont pas « ontologie », « épistémologie ou encore « espérance eschatologique ». Ces mots se sont : échec, émerveillement, peur, angoisse, culpabilité, consolation, amour, pardon. Ces mots, pour beaucoup d’entre eux, sont des émotions. Ainsi :

« Ceci est une défense des émotions chrétiennes – de leur intelligibilité, et de leur mature dignité. Ce livre est intitulé Non-apologétique parce qu’il ne présente pas une « apologie », le terme technique pour la défense des idées. Et aussi parce que je ne m’excuse pas. »

Bien sûr l’apologétique, ce n’est pas présenter des excuses, et l’auteur le sait bien. C’est bien plutôt démontrer en paroles et en actes la vérité du Dieu de la Bible. Et ainsi ce livre est un livre d’apologétique car il présente et défend quelque chose qui fait partie intégrante de la foi : nos émotions et leur place dans notre vie chrétienne. Ce livre est donc foncièrement apologétique, et l’apologétique a ses problèmes.

L’un des principaux problèmes pour l’auteur, c’est que notre monde est rempli d’expressions, d’idées, de clichés qui obscurcissent notre proclamation. L’un des problèmes, c’est que notre apologétique se concentre tellement sur la parole et l’argument qu’elle oublie l’être, la personne et ses émotions. Convaincu que la foi chrétienne encore et toujours, produit une résonance émotionnelle en ceux qui croient, voire même chez ceux qui ne croient pas, Spufford choisit de commencer son apologétique avec un point de contact émotionnel que nous pourrions appeler la mélancolie1.

Cette mélancolie de l’agnosticisme, c’est celui-là qui transparaît dans les rencontres de Spufford, dans la non-apologétique de ce lettré anglais. Le résultat, c’est que ce livre est très narratif. Ne cherchez pas une analyse des définitions précise du terme « apologétique », ou d’une discussion sur la « nécessité métaphysique de Dieu ». Sa défense de la foi prend comme point de départ non pas la nécessité de l’expliquer philosophiquement, ni en partant de la foi et en l’expliquant par la suite. Son approche est plus inductive : elle part de l’expérience humaine. Celle de nombreux de nos concitoyens qui appellent et à qui personne ne répond. « Dieu ? Il ne répond pas plus que les autres ! » Spufford par de cette expérience humaine pour laquelle Dieu n’est pas tant une explication qu’une réponse (p. 54).

Spufford procède ensuite à la présentation, pas à pas, de sa foi. Après avoir essayé de présenter, avec un certain succès, le « péché » en termes que nos contemporains peuvent comprendre (« l’inclination humaine à tout faire foirer »), il met l’accent sur plusieurs points apologétiques cruciaux : Christ est venu pour tous, en dépassant les barrières humaines, en mettant en évidence qu’il n’y a pas de « bonnes » personnes. Décidément en procédant ainsi, Spufford fait de l’apologétique une discipline encore plus vivante qu’on ne l’aurait pensé. Vivante, et tout simplement personnelle.

De temps en temps, la verve britannique s’attaque avec une virtuosité toute littéraire aux objections contre la foi chrétienne. Ne parlons pas du Nouvel Athéisme, Spufford n’en fait pas grand cas et place quelques piques bien placées à l’encontre des non-arguments d’un Richard Dawkins. Prenons alors un autre exemple. Contre l’argument qui dirait que nos conversions ne sont que des processus chimiques produisant une réaction émotionnelle (positive ou négative) à ce qui nous est dit (on a cru parce qu’on était émotionnellement attaché à la personne, ou parce que nous « écoutions nos émotions » ou étions dans un état émotionnel de suggestibilité), l’auteur réplique qu’il y a effectivement toujours un mécanisme chimique à l’oeuvre du moment qu’il y a des émotions. Mais cela ne prouve rien ! Cela ne dit rien sur le pourquoi des émotions, ni sur le fait qu’il existe ou non un objet (un sujet) vers lequel se porte nos émotions : Dieu (p. 67). D’où la conclusion de l’auteur :

« C’est quand même une erreur de supposer que c’est l’assentiment à une proposition qui fait de vous un croyant. Ce sont les émotions qui sont premières. Je donne mon assentiment à une idée parce que j’ai certaines émotions ; je n’ai pas d’émotions parce que j’ai donné mon assentiment à cette idée ».

Si l’argument a tendance à être simpliste, il souligne cependant quelque chose qui questionne toute apologétique : quelle est la place et l’importance de nos émotions dans la conversion et dans notre vie chrétienne. Quelle est la relation entre les émotions que notre foi nourrit et les « propositions » (affirmations) que nous faisons au sujet de cette même foi ? Sachant d’ailleurs que les deux, émotions et affirmation, font partie de la définition traditionnelle de la foi (on rappelle, la foi c’est : connaissance, assentiment, confiance).

Les émotions chrétiennes face au mal

L’un des tests de la méthode apologétique de Spufford, comme de beaucoup de méthodes théologiques, c’est la question du mal2. Partant de la présence du « Dieu de tout », Spufford demande, avec la mémoire de l’athée trentenaire, « Si la présence de Dieu » est partout, si elle peut être ressentie de part le monde par des croyants, elle est présente dans un monde qui, il faut le reconnaître est un monde de mal, de cruauté, et souvent pas très plaisant. Dans un monde de mal.

Passant en revue plusieurs explications à l’existence du mal, Spufford s’arrête sur celle-ci : le mal existe parce que ce monde n’est pas celui que Dieu désire. Avant de sauteur sur la critique évidente : alors il croit que Dieu n’est pas tout-puissant, faites une petite pause pour regarder le monde. Ce n’est pas le monde que Dieu désirait. Non, le monde que Dieu désire est celui dans lequel nous sommes en communion. C’est l’amour de Dieu qui est la seule « théodicée » (défense de Dieu contre le problème du mal) possible. On a beau essayer d’expliquer, conclu Spufford, on ne le peut pas, mais nous devons vivre avec : vivre avec le mal, et avec les émotions qu’il crée en nous.

Pour la plupart des croyants, on ne résout jamais cette contradiction entre l’expérience du mal et la bonté de Dieu. Même si je pense qu’il s’arrête bien trop tôt sur cette question, il y a une certaine force à la présentation. La vie quotidienne est assez faite de contradictions : lorsqu’on en vient à mal-Dieu, très souvent on choisit simplement la confiance en un Dieu de bonté. Quelle que soit la réponse théologique possible (pp. 102-103). Je suis cependant obligé de remarquer que l’une des faiblesses du livre c’est que son auteur met beaucoup d’accent sur des contradictions que nous ne pouvons expliquer.

Alors, comment est-ce qu’on survit émotionnellement au mal? On se rappelle de qui Dieu est. Et ce Dieu n’est pas enfermé dans son ciel : il s’est incarné. C’est ce problème du mal qui est le point de départ de sa présentation de Christ, qui à elle seule vaut le détour. Pourquoi ? Pas à cause de sa présentation théologique, quoique. Pas à cause de son exhaustivité (résumer les 4 évangiles en 35 pages, vraiment?). Non, mais à cause de toute l’émotion qui s’en dégage et dont la foi est la source. Spufford met là ses talents d’écrivains au service de Christ. La foi s’incarne dans nos émotions. La foi produit en nous des émotions, et quoi de plus à même de créer en nous des émotions que l’eucatastrophe de l’histoire humaine, Christ ? C’est lui la source, fondement, de notre consolation, émotion qui nous construit et nous soutient.

Un style, bien apologétique

L’un des grands mérites de ce livre c’est la tentative de donner une réponse émotionnelle aux question de nos contemporains. Et je comprends très bien les hésitations de ceux qui seraient sceptiques. Cependant, c’est une tentative assez rare pour être remarquée. D’autant plus que… c’ets bien écrit. Et il est tellement rare de trouver un livre aussi bien écrit, avec juste la dose d’humour et de proximité établie avec le lecteur. La plupart des auteurs s’efforcent de faire rire, ou d’établir une familiarité un peu trop forcée avec le lecteur. Ce à quoi on serait tenté de répondre : « Et oh, de l’air ! On a pas gardé les Nazgûls ensemble ! ». Et voilà, en forçant le trait, forcent le lecteur à s’éloigner de lui. C’est un peu comme si, pour mieux entendre celui avec qui vous discutez, vous vous approchiez à cinq centimètres de lui (un peu comme dans Lie to me). Votre interlocuteur ne mettre pas trente secondes avant de mettre de la distance entre lui et vous.

Pas de cela ici. Probablement parce que Spufford n’a pas à forcer le trait. Il s’est trouvé de l’autre côté. Il comprend les doutes, et questions de nos contemporains. À ce sujet, si l’auteur souligne avec raison les différences énormes qui existent entre la situation de la foi chrétienne en Angleterre et aux Etats-Unis, le lecteur francophone trouvera ses remarques d’autant plus pertinentes qu’elles correspondent aussi à notre société.

Quelques faiblesses

La seule chose où il y aurait peut-être à vraiment redire, c’est l’opinion de l’auteur pour lequel Dieu n’est pas un objet de connaissance, d’où la conclusion que nous ne pouvons pas dire si Dieu existe ou non. Nous ne pouvons qu’affirmer que son existence produit en nous le type d’émotions qui n’a de sens que s’il existe. Alors là, j’ai personnellement l’impression qu’on joue sur les mots comme une assemblée jésuite discutant de l’angéologie thomiste. Parce qu’entre dire « Dieu existe » et dire « Mes émotions n’ont de sens que si Dieu existe », ça me semble finalement assez proche3. Mais bon, ça ne tien qu’à moi !

Et puis en dehors des passages où l’auteur accorde trop de crédit aux « contradictions », ses quelques pages sur la Genèse sont probablement les pages les moins convaincantes du livre. Par exemple, pages 101-102 l’auteur congédie un peu rapidement les explications exégétiques voyant une grande unité entre les « deux » récits de la création. Il aussi congédie un peu trop rapidement et ironiquement le créationnisme, n’en saisissant probablement pas les enjeux exégétiques. Mais de cela, on ne peut pas vraiment lui en vouloir, étant, comme l’était C.S. Lewis, un théologien amateur.

En conclusion

En conclusion, le scepticisme elfique est tombé. Vive les hobbits anglais ! Plus sérieusement, si le livre, dans son style et sa méthode apologétique, peut surprendre, il amène une bouffée d’oxygène dans un monde apologétique schizophrène prit entre la philosophie, la science et l’apologétique culturelle. Voilà quelque chose de neuf, et d’inspirant. Quelles que soient les faiblesses de ce livre, il m’encourage à voir plus loin, à porter ma propre apologétique, et celle de mes étudiants, toujours plus loin : de la Bible, toujours de la Bible, vers le monde. Et là, en n’oubliant jamais que les personnes à qui nous désirons expliquer et faire connaître notre foi, ont besoin de voir que nous vivons les mêmes émotions, mais que la foi les renouvelle en nous. Alors, lorsque nous conclurons comme l’auteur (mais avec des mots différents) : « J’ai été surpris par la grâce, alors que j’avais royalement foiré dans ma trentaine. »4, la foi nourrira des émotions empreintes de grâce.

Pour ce qui est de la conclusion, elle est typique d’un auteur anglican, diront certains. Je dirais plutôt qu’elle est typique d’une foi nourrie de l’Ecriture et vécue dans l’église : « Nous mangeons le pain. Nous buvons le vin. Nous nous sentons pardonnés. Et, avec ce sentiment, nous nous repartons pour essayer d’aimer le monde, nous mêmes, et les autres ». (p. 200)

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Notes :

1 On pourrait se demander s’il n’y a pas finalement de grands parallèles entre Unapologetic et Surpris par la Joie de C.S. Lewis.

2 Là dessus, cf. Arthur C. McGill, Suffering: A Test of Theological Method, Wipf & Stock, 2007.

3 Euh… d’autant plus que dans une interview, Spufford nous dit clairement que si Dieu n’existait pas la foi chrétienne ressemblerait à une échelle vers… rien ! CF. John Williams, « Despite Everything: Francis Spufford Talks About ‘Unapologetic’ » The New York Times, en ligne, http://artsbeat.blogs.nytimes.com/2013/10/24/despite-everything-francis-spufford-talks-about-unapologetic/?_php=true&_type=blogs&_r=0, accédé le 20janvier 2014.

4 Idem.