La radicalité du témoignage séculier
La radicalité du témoignage séculier

La radicalité du témoignage séculier

Avec sa petite phrase, selon laquelle il se “confessait en public,” Montaigne inaugura un genre de prose qui prit réellement son essor en Angleterre. De Montaigne, nous lirons les Essais. De l’autre côté de la Manche, nous nous égarerons bientôt dans les sentiers communs des “essais familiers” (ou “essais personnels”). C’est là, à quelques milles nautiques de l’Europe continentale, que ce genre acquerra ses lettres de noblesse, forgées dans les récits personnels, presque anodins, de ses auteurs. L’essai familier c’est cette prose qui, tout en étant personnelle, est reconnue et reçue de manière universelle à travers les sentiments, les couleurs, et même les odeurs qu’il éveille. L’odeur de l’herbe fraîchement tondue un matin de printemps ; la fraîcheur bienfaisante d’un soir d’été ; le sentiment étrange et parfois merveilleux de s’être égaré dans un lieu enchanté. L’essai n’est familier que dans le sens où il touche ce qui est familier à tous les hommes. Si sa forme est familière, son essence est universelle.

L’écrivain anglais Hilaire Belloc fut l’un des maîtres de l’essai familier et publia de nombreux ouvrages rassemblant ces récits ordinaires. Hills and the Sea est l’un de ces recueils, qu’il faut relire au cours d’un weekend de marche, ou d’un court aller-retour dans un village reculé. Des falaises anglaises, nous regardons la simplicité de l’histoire passer au vent ; errant sur les sentiers basques, nous méditons sur la venue d’une nouvelle foi.

Dans l’un de ses essais, “Delft,” Belloc nous peint cette petite ville néerlandaise de Hollande, “lieu de ton uni, chaleureux et généreux” une ville familière par tout ce qu’elle rappelle de sa nature et de son histoire, y compris de son héritage chrétien. Sous la plume de Belloc, Delft n’est plus simplement une ville des Pays-bas qu’un auteur anglais, depuis longtemps disparu, un jour visita. C’est le lieu de tous les hommes, le lieu ordinaire d’une vie simple, aussi simple que la nature humaine. Vers la fin de ces quelques pages, Belloc fait cette remarque mémorable – une de ces “notes” universelles qui parcourent ses essais : “La paix, le travail et le contentement – trois excellents mots qui résument peut-être la finalité de l’humanité tout entière.”

Après que la familiarité trompeuse de l’essai commence à s’estomper, certains mots restent. Certaines phrases se dévoilent comme condensant bien plus qu’une remarque anodine : “La paix, le travail et le contentement.” Petit à petit, éclairé par mon quotidien, cette phrase fit écho à ce passage de la première lettre de Paul aux Thessaloniciens. Au chapitre quatre, alors que l’apôtre encourage ses lecteurs à avancer dans le pélerinage chrétien, sur le chemin tracé par Christ qui traverse le monde, Paul note : “9 Pour ce qui est de l’amour fraternel, vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive, car vous êtes vous-mêmes instruits par Dieu en vue de l’amour réciproque ; 10 c’est aussi ce que vous faites envers tous les frères dans la Macédoine entière.” Les thessaloniciens portent la marque vivante de la vie de Christ : l’amour. Que Paul leur écrive qu’ils n’ont pas besoin d’en recevoir plus instruction est déjà remarquable. La grande marque de la vie chrétienne, supérieure à tous les autres dons (1 Co. 12-13) est visible dans le quotidien des thessaloniciens. Ils sont déjà des disciples à imiter.

Ce que l’apôtre ajoute est radical, mais d’une radicalité tellement quotidienne que nous, qui cherchons la gloire et la reconnaissance, passons rapidement à côté de ce chemin tracé : “Mais nous vous exhortons, frères, à progresser encore, 11 à mettre votre honneur à vivre en paix, à vous occuper de vos propres affaires et à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recommandé ; 12 (cela) pour que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux du dehors, et que vous n’ayez besoin de personne.”

Nous vous exhortons, frères, à progresser encore, à mettre votre honneur à vivre en paix, à vous occuper de vos propres affaires et à travailler de vos mains

1 Thess 4.10-11

Nous attendrions du père de l’implantation d’Églises, l’apologète du Nouveau Testament, l’apôtre des païens, qu’il fasse résonner un appel puissant et pressant à évangéliser. Nous désirerons l’entendre encourager tous les disciples à abandonner leurs biens et se lancer sur les routes, forts de l’Esprit missionnaire que Dieu a fait souffler sur son peuple. Certainement, l’Esprit saisira et enverra de nombreux disciples sur les routes de l’Empire romain et ces derniers iront proclamer le Christ jusqu’aux confins du monde connu.

Malgré cela, l’apôtre ne lance pas cet appel universel, mais parle avec la sagesse acquise de l’attentive méditation de l’Écriture. La vocation chrétienne est celle du témoin qui vit la vie nouvelle reçue par la foi, et qui la vit à tous les instants, dans tous les lieux, y compris dans son milieu professionnel. Le disciple est ainsi celui qui vit fidèlement, constamment, et avec persévérance, sa foi. C’est celui qui témoigne à travers la fidélité à son Seigneur, et pas nécessairement d’abord par le témoignage verbal. Comprenons-nous bien : le témoignage verbal (lisez : l’évangélisation) fait partie intégrale de la vocation du peuple de Dieu. La vocation de tous les chrétiens est bien celle du témoignage. Ce dernier est cependant ordinaire, peut-être trop pour notre culture obsédée par la gloire et les paillettes.

La vocation ordinaire du témoignage chrétien est bien celle-ci : “Nous vous exhortons, frères, à progresser encore, 11 à mettre votre honneur à vivre en paix, à vous occuper de vos propres affaires et à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recommandé.” La recommandation apostolique est simple, trop ordinaire. Cela rend cependant son appel plus radical, pas moins.

Ce qui est tout à fait radical dans cette exhortation paulinienne, c’est l’intégration pleine et entière du travail “séculier” à la vocation chrétienne. Paul refuse ainsi toute restriction de la vocation du disciple à un domaine qui serait sacré, celui du ministère – qu’il soit celui du pasteur, de l’évangéliste, ou de l’implanteur. Cet ennoblissement du travail est d’une profondeur théologique qu’il en faut pas ternir. Elle transperce et transfigure nos attentes. Que doit vivre un disciple de Jésus-Christ ? Sa foi. Il progresse encore et toujours dans sa foi en se dirigeant vers le but ultime qui est le sien : le royaume et son Roi. Cela il le fait en s’occupant de ses propres affaires et en travaillant de ses mains.

La paix, le travail et le contentement – trois excellents mots qui résument peut-être la finalité de l’humanité tout entière.

Hilaire Belloc, “Delft”

Cette exhortation ordinaire de Paul laisse aussi la possibilité à Pierre d’encourager la communauté chrétienne en affirmant avec audace que lorsque l’occasion se présentera, nous devrons tous pouvoir donner les raisons de notre espérance (1 Pi 3.15). Le témoignage verbal n’est donc pas en dehors de la vie “familière” du disciple. Lorsqu’il se présente ainsi, il doit être saisit.

Il y a d’ailleurs une profondeur apologétique à l’exhortation paulinienne, car vivre en paix avec nos voisins, collègues, et amis non-chrétiens est déjà un témoignage. La vocation chrétienne est de vivre dans l’amour et la paix, en particulier avec nos frères et sœurs croyants, mais aussi en paix avec “ceux du dehors.” En faisant ainsi, chacun est appelé, quelle que soit son occupation, à vivre fidèlement sa foi, en cherchant l’amour et la paix. Vivre fidèlement, dans son travail, la foi en Christ, en recherchant activement la paix avec “ceux du dehors” afin qu’ils puissent un jour entrer au sein du peuple de Dieu. N’est-ce pas là finalement l’un des grands contentements de celui qui porte le nom de Christ ?

Cette vocation, nous la vivrons différemment. Certains seront interpellés par Dieu et plus directement dirigés vers un témoignage verbal quotidien (ex. les “évangélistes”). D’autres verront leur foi tenir une place beaucoup plus manifeste dans leur monde professionnel (s’ils travaillent dans une “oeuvre chrétienne”). D’autres enfin, à l’image d’une grande majorité de chrétiens, vivront en paix et vivront leur foi fidèlement… et donc visiblement.

La paix, le travail et le contentement : voilà peut-être le commencement du témoignage que doit recherche le disciple de Jésus-Christ. Renouvelé par la foi en ce Roi-serviteur, il cherchera la paix dans son monde professionnel, ne désirant pas écraser ses collègues, ne médisant pas son chef hiérarchique autour de la machine à café, vivant dans le contentement de ce que Dieu lui offre, avec amour, tous les jours. Dans un monde de désir inépuisable, de compétition inassouvie, et d’égoïsme voilé, il sera le terreau fertile d’où germera et s’épanouira le témoignage ordinaire, familier, de tous les chrétiens. Il sera sel et lumière, au quotidien.