“Interstellar”, de Christopher Nolan, 2014.
“Interstellar”, de Christopher Nolan, 2014.

“Interstellar”, de Christopher Nolan, 2014.

Oubliez d’abord tous les débats sur ce que signifie la “fin” d’Interstellar, qui comme très souvent dans les films de Nolan fait débat.[1] Oubliez les critiques esthétiques et cinématographiques. Oubliez tout cela. Posez plutôt la question : “Qui somme-nous et où pourrions-nous aller ?” Car c’est cela qui fait toute la puissante vision de ce neuvième long-métrage du réalisateur britannique Christopher Nolan.

A ce stade, je ne prendrais pas la peine de résumer les éléments principaux du scénario d’Interstellar. Ce qui me paraît bien plus intéressant en “quelques” mots, c’est de voir comment Interstellar rejoint certaines des préoccupations fondamentales de notre humanité et comment ce film essaie d’y répondre, tout en voulant être source d’espoir. C’est d’ailleurs bien cela qui revient constamment au début d’Interstellar : l’espoir de l’humanité. Et même : que voulons-nous être ? Plus encore : voulons-nous encore être “quelque chose”, en tant qu’individus et en tant qu’espèce, ou sommes-nous simplement satisfaits — par choix ou par contrainte — de ce que nous sommes actuellement.

Certains philosophes, dès le milieu du 20 siècle (et Nietzsche le premier), nous ont dit que l’humanité était fatiguée d’elle-même ; que l’après deux guerres mondiales, après l’Holocauste et ses manifestations génocidaires qui ont suivi ailleurs dans le monde, nous étions fatigués d’être humains. Cette fatigue s’incarne dans la philosophie culturelle du posthumanisme, qui continue de porter haut la bannière d’un humanisme des Lumières émancipé de toute obligation morale. Nous devenons ce que nous choisissons. L’humanité avait rêvé de n’avoir “ni dieux ni maîtres”… mais ce faisant ne s’est-elle pas oubliée elle-même ?

Parce que, malgré tous nos discours, nos philosophies, nos nouveaux hédonismes matérialistes… et si nous n’en pouvions plus d’être ces êtres souffrant, limités par des rêves dans lesquels ils ne pensent qu’entrevoir ce qu’ils pourraient vraiment être si on leur en laissait l’occasion ? Et si…. ? Nous avions arrêté de rêver, d’aller de l’avant ?

C’est cela, le point de depart de ce nouvel opus de Nolan. L’humanité est en mode “auto destruction environnementale”, mais avec une bienveillance toute particulière, Nolan nous évite le blabla sur les causes de ce déclin écologique, même s’il nous en donne quelques flash ici et là. Il se dirige au coeur du défi humain :

Capture d’écran 2014-12-07 à 13.29.52

Ou comme l’un des personnages centraux du film le note avec une certaine mélancolie :

“Nous nous sommes toujours définis par notre capacité à surmonter l’impossible. Et nous comptons ces moments. Ces moments où nous osons viser plus haut, briser les barrières, atteindre les étoiles, pour rendre l’inconnu connu. Nous considérons que ces moments sont nos plus grandes réalisations. Mais nous avons perdu tout cela. Ou peut-être avons-nous oublié que nous sommes encore des pionniers. Et nous avons à peine commencé. Nos plus grandes réalisations ne peuvent pas être derrière nous, parce que notre destin est au-dessus de nous.”

L’humanité a ete faite pour les cieux inatteignables, pour transcender ses limites. Dans les mots de Victor Hugo : “Le progres est le mode de l’homme.” Oui, tout cela n’est qu’une forme du plus pur humanisme. Mais quel humanisme ! Il y a une poétique affirmation de la grandeur de l’etre humain. Oui, Interstellar est bien l’incarnation du poeme recurrent de Dylan Thomas :

Les hommes violents qui prirent et chantèrent le soleil en plein vol,
Et apprennent, trop tard, qu’ils l’ont affligé dans sa course,
N’entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.

Les hommes graves, près de mourir, qui voient de vue aveuglante
Que leurs yeux aveugles pourraient briller comme météores et s’égayer,
Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.

La portée apologétique du film est donc évidente dans son humanisme qui veut continuer a faire rever l’etre humain, qui veut continuer a le faire s’elever toujours plus haut. Il est tout aussi vrai que parfois, sous couvert de notre opposition a un humanisme proclamant son autonomie par rapport a Dieu, nous avons sous entendu que, créé sur cette terre, nous devions y rester ; nous avons sous entendu que toutes les limites que nous connaissons sont des frontieres-tabous a ne franchir sous aucun pretexte. Est-ce vraiment le cas ? Ce qui est clair, c’est que si vous n’avez pas la patience cognitive de réfléchir à ce que nous sommes, ce que nous voulons, où l’avenir que nous voulons construire en tant qu’espèce, alors Interstellar n’est pas pour vous, et vous conclurez comme certains que le scénario est “un peu stupide” et que le film “ne marche pas”.[2] Alors, que répondrons-nous a la question : “Ou voulons-nous aller ?” Ce sera la question apologetique du jour.

Le temps, frontière infinie

Un thème qui revient sans cesse dans Interstellar, c’est celui du temps et de notre perception du temps fuyant. C’est clairement visible dans la réflexion de celui qui est en grande partie la source de l’originalité scénaristique de la plupart des récents films de Christopher Nolan, son frère, Jonathan [3]. Ce dernier a été le contributeur principal aux scénarios de Memento, The Prestige, Batman Begins, The Dark Knight Rises, Inception et bien sûr, Interstellar. Que ce soit le déplacement de la mémoire, comme dans le cas de l’amnésie antérograde de Mémento, ou bien l’exploration de notre perception du temps et de la mémoire dans Inception, l’inspiration scénaristique de Jonathan Nolan (crédité sous Jonah Nolan) démontre que le temps, bien que constitutif de notre humanité, ne détermine pas pour autant ce que nous sommes en tant qu’êtres humains, ni meme notre identité en tant qu’espece humaine. Malgre cela, le temps marque tout ce que nous sommes. Dans la vision des Nolan, ce temps meme marque de son empreinte l’évolution humaine — naturelle et technique :

“Les organismes humains sont forgés par la sélection naturelle à vouloir continuer à explorer, même par les moyens les plus improbables – debout sur les rives d’une petite île et imaginer qu’il pourrait y avoir une autre île où un millier de miles sur l’océan, et d’aller ensuite et chercher. Les êtres humains sont des survivants incroyables à ce niveau, mais nous sommes également très connecté à nos enfants et nos proches.”[4]

Comme si nous ne pouvions qu’évoluer dans le temps, tout en voulant constamment nous affranchir de l’emprise cognitive de ce dernier. Jusqu’au moment ou nous réalisons que l’emprise de ce temps n’est que partielle, relative, et donc, qu’elle peut etre largement ignorée. Parce qu’en fin de compte, le temps n’est qu’un reflet passager du devenir de l’humanité. La perception cyclique du temps dans Interstellar doit servir a souligner que meme le temps est dépassable par l’humanité. Non pas dépassable en tant que frontière scientifique, mais en tant que limite cognitive.

L’idéal humain, la puissance du génie et de l’invention humaine, la résilience de cette espece, faite de la terre, dépasse les frontieres du temps. Car après tout, lache notre hero-astronaute : “Nous avions l’habitude de regarder le ciel et de réfléchir  à notre place dans les étoiles, maintenant nous regardons simplement vers le sol et nous nous inquiétons de notre place dans la poussiere.” Le rve en tant que perception temporelle de nous-meme, voila le moteur de l’humanisme d’Interstellar.

Sur cette question du temps, il y aurait aussi de fascinantes recherches apologétiques a promouvoir, comme une interpretation christologique de la nature du temps. Apres tout, l’incarnation de Dieu dans la temporalité humaine ne donne-t-elle pas aussi sens a ce temps dans lequel nous vivons ?

D’un humanisme spirituel

Enfin, posons la question que tout le monde a en tête : est-ce un film “spirituel”. Non pas chrétien, mais avec une dominante, une perspective, une conséquence ou une conclusion spirituelle ? C’est, pour certains, la question. A priori, je ne pensais pas, et je ne suis toujours pas convaincu que ce soit la question principale que nous devrions poser. Et pourtant, dans une récente interview, voici l’une des questions posée aux trois acteurs principaux : “Ce film a-t-il changé vos sentiments par rapport à la philosophie ou la religion ?” Les réponses sont intéressantes :

McConaughey : Ça m’a un peu ouvert l’esprit. Mon point de vue à propos de ce qui existe “là haut” s’est élargi pour moi après avoir fait le film appelé Contact [1997]. J’ai toujours été celui qui n’allait pas voir les films de science-fiction ; je n’ai pas lu de livres de science-fiction quand j’étais enfant. Et mes pensées étaient toujours dirigées vers ce qui est tangible, ce que nous avons ici, peut-être ce qui est dans les profondeurs de la mer, mais je n’ étais jamais à la recherche de ce qui est “là bas”. C’était en quelque sorte toujours un domaine inconnu. “Oh, ne vous inquiétez pas de cela ; ce n’est pas réalisable.”

Hathaway : Je pense que [ce film] a affirmé certaines choses sur l’interconnectivité de ce qui existe. C’est un film à propos de la confiance que nous avons les uns en les autres et la signification à donner aux choses, même si cela n’a pas de sens, même si ça fait mal. Sur le long, et infini arc du temps, les choses ont tendance à se produire comme elles le devraient et elles trouvent habituellement leur place, leur emplacement.

Chastain : [Le film] a également coïncidé avec cette idée en laquelle je crois, que nous sommes tous connectés. Pas seulement en ce moment, mais à chaque instant. Donc, comme j’essayais de comprendre la science du film, j’étais incroyablement émue par la composante humaine du film, et cela coïncidait certainement avec mes croyances spirituelles.[5]

 Et voilà : Interstellar est essentiellement un humanisme futuriste, non pas dans le sens où il nous prédit le futur mais en ce qu’il représente bien l’un des futurs de l’humanité. D’autant plus qu’il pousse a une reflexion sur la nature meme de notre relation au monde et aux autres. Peut-être même qu’Interstellar est l’un de ces nombreux artefacts culturels et littéraires essayant de créer une spiritualité sans dieu ? En tous cas, si nous en croyons les interviews ci-dessus, ce serait bien le cas. Que dire alors d’une telle spiritualité sans Dieu ? Comment y repondre ? Comment se saisir des questions qu’elle pose et des espoirs qu’elle epouse pour y donner une espérance ferme et glorieuse ?

Comment répondre à une spiritualité humaniste tournée vers le rêve des étoiles : “À la fin du voyage de Cooper, le trou de ver est parti. C’est à nous maintenant d’entreprendre le voyage massif de propagation à travers notre galaxie.”[6] Le revoilà, cet humanisme a la Dylan.  C’est cet humanisme que nous  devons écouter, c’est à cet humanisme que nous devons être sensible. C’est cet humanisme que nous devons essayer de comprendre, avec toute l’attention et la compassion possible.

Je pourrais avoir toute la science, même celle des “trous de ver”

Avec attention et compassion.

Parce que finalement la vision d’Interstellar est aussi tragique. Elle souhaite un futur que nous ne pouvons avoir. Elle envisage une puissance humaine que nous n’aurons jamais, parce qu’elle nous échappe en dehors d’un accomplissement divin.

Avec attention et compassion.

Parce que l’amour transcende le temps. Et en cela Interstellar et les Nolan ont raison. Mais l’amour ne peut transcender le temps pour chacun de nous que si un representant de notre humanité est capable, dans sa propre vie, de transcender le temps afin que nous vivions de ce meme amour. Nous-memes ne pouvons pas dépasser ce temps dans notre amour limité.

C’est certainement la aussi que notre apologétique se doit, en regardant Interstellar, d’etre profondement christologique car lui est le seul dont l’amour puisse, tout a fait litterallement, transcender temps, souffrances, reves et idéaux, afin de libérer l’humanité. Cet amour est une manifestation temporelle, envers chacun d’entre nous, d’un amour qui était present avant meme que le temps ne devienne.

“Je pourrais avoir toute la science, même celle des “trous de ver”, si je n’ai pas l’amour, je suis comme une supernova qui explose.”

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Notes :

[1] Pensez à la “fin” de Memento (2000) de Le Prestige (2006) ou encore de Inception (2010).

[2] Cf. par exemple http://christylemire.com/interstellar.

[3] “L’intérêt de Jonathan Nolan pour, à la fois les technologies cybernétiques, la “perception humaine” et le temps, ont au cours des années donné naissance aux œuvres cinématographiques que nous connaissons. Ceci explique notamment que l’intérêt du Nolan-scénariste envers les “robots” d’Interstellar touche beaucoup plus à leur sens de la personnalité, et donc de leur sens de l’humour, qu’à leur technicité.” http://www.comingsoon.net/movies/features/124691-interview-jonathan-nolan-breaks-down-the-grand-design-of-interstellar#/slide/1

[4] http://uk.ign.com/articles/2014/11/08/jonathan-nolan-interstellar-spoilers

[5] Interview avec Stephen Galloway, The Hollywood Reporter, 22 octobre 2014, en ligne sur http://www.hollywoodreporter.com/news/interstellars-christopher-nolan-stars-gather-742727

[6] http://uk.ign.com/articles/2014/11/08/jonathan-nolan-interstellar-spoilers