In memoriam, J.R.R. Tolkien (2 septembre 1973)
In memoriam, J.R.R. Tolkien (2 septembre 1973)

In memoriam, J.R.R. Tolkien (2 septembre 1973)

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Le 2 septembre 1973, il y a cinquante ans, s’éteignait un professeur de l’université d’Oxford : philologue, professeur d’anglo-saxon, puis de langue et de littérature. Ses travaux incluent une co-traduction (en anglais) de Sire Gauvain et le Chevalier vert, une traduction de Beowulf, un glossaire de l’anglais du quatorzième siècle, une édition de Sir Orfeo et de l’Ancrene Wisse.

Il est aussi l’auteur d’une centaine de poèmes, et d’une cinquantaine d’illustrations. Il est aussi le génial créateur du Quenya et du Sindarin, deux langues inventées. Deux langues elfiques. Vous commencez à vous faire une idée du personnage. Vous avez probablement même deviné son nom. C’est bien sûr en tant qu’auteur du Hobbit et du Seigneur des anneaux qu’il est le plus connu.

Le 2 septembre 1973 à Bourmenouth, sur la côte anglaise, disparaissait celui que beaucoup considèrent comme étant le père de la fantasy : John Ronald Reuel Tolkien.

Difficile de revenir sur la vie et l’oeuvre de Tolkien en quelques mots. Ce serait difficile même en quelques milliers de mots. Qu’en dire ? il fit partie d’une génération. De plusieurs génération, en fait.

Il fit d’abord partie de ce monde victorien se muant dans l’âge qui devait être celui du progrès et qui ne conduisit, pour Tolkien, qu’à la destruction graduelle de la campagne anglaise qu’il aimait tant, et qui est en partie l’inspiration de la Comté, terre vivante des hobbits. Revenant en Angleterre depuis l’Afrique du sud, où il passât ses trois premières années, il vécu à la fois la mort tragique de son père, resté dans cet autre pays si lointain, et la découverte de l’Angleterre. Pas celle des villes. L’Angleterre des vallons et des rivières, celles des champs et des forêts. L’amour de Tolkien pour les arbres, cet amour profond qui se retrouve dans les photographies que nous avons de lui, dans son oeuvres imaginaire, et aussi dans sa vie quotidienne, cet amour des arbres, de leurs noms, de leurs formes, vient certainement de là. Il se trouve d’ailleurs toujours dans le jardin botanique d’Oxford l’arbre préféré de Tolkien, un pin noir. S’il a été coupé à cause de maladie, une graine du même arbre a été replanté, et pousse toujours, à la mémoire du grand auteur.

Il fit aussi partie de cette génération des écrivains de guerre, ceux que la première guerre mondiale marquera d’une manière que seuls des mots de fiction, d’imagination, pourront décrire. C’est la génération de The Wasteland (T.S. Eliot), celle de Steinbeck et Hemingway. C’est aussi celle du Silmarillion et du Seigneur des anneaux font partie de cette génération. La première guerre mondiale donna en effet une direction à la vie et l’oeuvre de Tolkien. Ce fut la fin tragique d’un premier groupe d’amis, partageant littérature et avenir, le T.C.B.S. Le fil de l’histoire, le fils des amitiés, fut brusquement coupé. Tolkien perdit deux amis, Rob Gilson et Geoffrey Smith, et après son retour de France, victime de la fièvre des tranchées, l’oeuvre qui avait mûrit en lui se cristallisa dans un monde de language et de littérature, un monde de guerre et d’espérance.

Il fit aussi partie de cette génération catholique anglaise, qui contribua à une réelle renaissance académique et artistique de la foi catholique. Tolkien grandit, s’épanouit et enseigna dans le monde catholique d’Oxford, un monde auquel était associé la figure du grand John Henry Newman. Le cardinal catholique, qui fut d’abord l’une des figures d’un renouveau anglican (le mouvement d’Oxford), était convaincu que la foi catholique devait colorer toute la vue humaine. Elle donnait couleur et profondeur à l’inspiration, donnait ses lettres de noblesses à la raison, elle était le terreau de la vie entière. Tolkien, dont le gardien légal était associé à ce mouvement, grandit dans ce courant catholique. Si Tolkien n’est pas directement associé au “Second printemps” catholique décrit (ou souhaité) par Newman, il peut être considéré comme une figure implicite du “Troisième printemps” qui incluait G.K. Chesterton et Graham Greene.

Que dire de plus ? Il faudrait parler de son amour des mots, de la saveur qu’ils avaient dans la bouche de celui qui les désire au points où ils en créera. Il faudrait parler de son amour des mythologies, de sa capacité à se perdre dans ces mondes perdus : celui du Kalevala finnois, de l’Edda, mais aussi dans le Mabinogion gallois et la littérature anglo-saxonne dont Beowulf est l’oeuvre la plus connue. Cet amour des mythes est l’inspiration principale de Tolkien, celle qui le conduira au constat étincelant qui verra poindre l’aurore de son oeuvre : l’Angleterre n’a pas de mythologie. Certes, il y a bien le cycle du Graal, “the matter of Britain” comme il est aussi appelé. Mais pour Tolkien… ce n’est pas vraiment un matériel anglais. Il y a de l’influence normande, celte… il y a beaucoup de choses dans les récits arthuriens, mais rien ne provient d’un terreau réellement anglais. Et puis, le cycle arthurien est en grande partie centré sur le Graal, la coupe du dernier repas, la coupe qui recueillit le sang du Christ lors de sa crucifixion. C’est un matériel… chrétien qui sort en partie de l’inspiration mythologique.

Ce que Ce que Tolkien essaiera donc de faire, c’est de créer un mythe anglais, pré-chrétien. C’est parfois cela qui surprend dans l’oeuvre de Tolkien. Ce n’est pas tant le contenu créatif, remarquable et puissant, mais l’objectif pour certains étrange. Pourquoi vouloir créer quelque chose de “pré-chrétien” ? Tolkien n’était-il alors que catholique “de nom” ? Pourquoi ne pas imaginer un monde “chrétien” qui n’en porte simplement pas le nom ? Cela aurait été plus… “chrétien”… non ? Peut-être pour nous. Notre volonté de tout christianiser d’une manière claire et absolue est une tendance très marquée lorsqu’il est question de la pratique des arts par les chrétiens. Rien ne pourrait être plus éloigné de la pratique de Tolkien, d’une approche catholique de la foi et des arts.

Tolkien voulait créer une mythologie anglaise, un récit qui soit celui d’une culture, d’un peuple, d’une langue qui, si elle rejoignait et se fondait finalement dans l’histoire chrétienne anglaise, n’en demeurait pas moins quelque chose d’antérieur. Pour Tolkien ceci était possible parce que vivait ancré en lui, dans on imagination et sa théologie, la conviction que la lumière naturelle que Dieu avait donné aux êtres humains demeurait, même après la chute. Celle-ci n’avait pas effacé l’instinct moral, l’instinct religieux, pas plus qu’il n’avait détruit la raison et l’imagination. Derrière l’inspiration théologique de Tolkien, il y a toute une approche, toute une vue de l’histoire, celle des “païens vertueux”, qu’ils soient grecs ou saxons, qu’ils soient romains ou d’une tribu nordique dont les runes et les chants inspireront plus tard Tolkien… que leurs noms soient Beowulf ou Tuor.

En créant une mythologie pour l’Angleterre, une mythologie “pré-chrétienne”, Tolkien ne nia donc pas la réalité et l’inspiration de la foi chrétienne, pas plus qu’il n’en refusa la dimension absolument unique. Au contraire. C’est la dimension unique, exclusive de la foi chrétienne qui fait même l’essence de la création des contes de fées. Elle n’est pas qu’une inspiration parmi d’autres… elle en est la condition. La foi chrétienne a en effet en son coeur, Jésus-Christ. Tolkien écrira :

“J’oserais dire qu’en abordant l’histoire chrétienne de ce point de vue, j’ai depuis longtemps le sentiment (un sentiment joyeux) que Dieu a racheté les créatures corrompues, les hommes, d’une manière adaptée à cet aspect, comme à d’autres, de leur étrange nature. Les Évangiles contiennent un conte de fées, ou une histoire d’un genre plus large qui englobe toute l’essence des histoires de fées.

La naissance du Christ est l’eucatastrophe de l’histoire de l’homme. La Résurrection est l’eucatastrophe de l’histoire de l’Incarnation. Cette histoire commence et se termine dans la joie. Elle a surtout la “consistance intérieure de la réalité”. Il n’y a pas d’histoire jamais racontée que les hommes préféreraient trouver vraie, et aucune que tant d’hommes sceptiques aient acceptée comme vraie sur la base de ses propres mérites.

Il n’est pas difficile d’imaginer l’excitation et la joie particulières que l’on éprouverait si l’on découvrait qu’un conte de fées particulièrement beau est “essentiellement” vrai, que son récit est historique, sans pour autant perdre la signification mythique ou allégorique qu’il a possédée. Ce n’est pas difficile, car on n’est pas appelé à essayer de concevoir quelque chose d’une qualité inconnue. La joie aurait exactement la même qualité, sinon le même degré, que la joie que procure le “tour” d’un conte de fées : cette joie a le goût même de la vérité première. (Elle regarde vers l’avant (ou vers l’arrière : le sens n’a pas d’importance à cet égard) de la Grande Eucatastrophe. La joie chrétienne, le Gloria, est du même genre, mais elle est avant tout (infiniment, si notre capacité n’était pas finie) élevée et joyeuse. Mais cette histoire est suprême, et elle est vraie. L’art a été vérifié. Dieu est le Seigneur des anges, des hommes et des elfes. La légende et l’histoire se sont rencontrées et ont fusionné.”

Du conte de fées

Voilà. Avec cela, tout est dit.

Dieu est le Dieu de l’imagination. Christ est l’incarnation de toute espérance, sa naissance, sa vie, sa mort, et sa résurrection cristallisent tous les vrais contes de fées. Christ n’est donc pas étranger aux contes de fées, il en est le créateur, la condition métaphysique, l’accomplissement glorieux. C’est la voie que Tolkien a tracé et qui continue d’inspirer de nombreux chrétiens (et pas seulement). Son oeuvre est un hymne à la gloire du Dieu créateur et rédempteur.