Chronique du mystagogues, 8
Chronique du mystagogues, 8

Chronique du mystagogues, 8

9h30. Mardi.
Après une journée de repos bien mérité, Michel a rendez-vous avec l’équipe pastorale pour une petite évaluation de sa première année comme pasteur assistant de son église. Notre pasteur-padawan s’en va le cœur léger et la prière en bandoulière : tout va bien. Par miracle, tout va bien. Les projets avancent, l’Église grandit modérément, et malgré son lot de divisions, elle va de l’avant

Et pourtant, là alors que la réunion d’équipe se déroulait, selon toute apparence, pour le mieux, notre petit Michel se fait interpeller par l’un des responsables de l’Église : « Comment décrirais-tu l’efficacité de ton ministère ? » Et un autre de se départir d’un laconique : « Es-tu certain de bien savoir gérer ton temps ? » Tout cela, Michel le prend comme une mise en cause de son ministère : il ne fait pas assez. Avec toutes les heures qui lui sont imparties, il devrait pouvoir faire plus. Encore plus. Il devrait pouvoir être plus « performant. »

Après plusieurs minutes de débat sans faim, Michel lévite en plein drame métaphysique : on lui demande d’être « un peu plus professionnel » dans la réalisation des flyers pour la prochaine rencontre régionale de formation de disciples. Le slogan est trouvé, ne reste plus qu’à l’adopter : il faut « être pro ». Longue vie au performing !

Le performing recouvre trois réalités : le mythe de la professionnalisation contre l’amateurisme ; la tyrannie de la communication par l’image ; et la nouvelle gnose de l’efficacité.

Éloge de l’amateurisme

Vous pouvez entendre cela dans de nombreuses réunions : il faut être professionnel. Du groupe de louange de l’église à la mise en page du journal d’église, il faut « être pro » ! Il faut que les musiciens fassent leurs preuves et soient dotés d’un talent indéniable afin de nous « faire entrer dans la louange ». Il faut que le site web de l’église soit de qualité professionnelle parce que tout le monde le sait, l’attrait d’une église tient à l’esthétique de son site. Il faut d’ailleurs être toujours pro et « dans le coup » pour ne pas donner l’impression d’être hors phase avec notre société. Il faudra d’ailleurs aussi créer dans vos églises des groupes de « jeunes professionnels », sans quoi vous ne pourrez dynamiser votre église. Et, saint graal de la professionnalisation !, il faut que notre communication soit « professionnelle ». On passera alors des heures à faire un flyer qui accroche… on cherchera le mot qui changera tout.

Dans tous les cas, il faut vraiment avoir une attitude et une formation de professionnels ! Cela ne fait aucun doute ! Si nous ne sommes pas « pros », la société ne nous prendra jamais au sérieux. Hum… Premier problème. Que nous visions une certaine qualité et excellence dans nos divers travaux, je suis complètement pour. Totalement pour. D’ailleurs je pense que nous devrions viser cette excellence notamment par une formation générale qui soit plus solide que ce que propose la société elle-même. Le problème n’est pas là. Le problème, c’est de croire que la société nous acceptera parce que nous travaillons de manière professionnelle ou parce que nous sommes les meilleurs dans nos domaines respectifs.

N’ayons pas d’illusions : toujours, encore et toujours, ce que nous proclamons nous mettra en tension avec la société dans laquelle nous nous trouvons. Toujours. Rien ne fera que nous soyons acceptés, si ce n’est l’acceptation de l’évangile. Si nous devons travailler pour une plus grande pertinence dans notre monde, prenons garde à ce que cela ne se transforme pas en volonté d’acceptation. Celle-ci pourrait vite, trop vite, nous conduire à vouloir être intégrés à la société.

N’en reste pas moins que, comme un mauvais mantra de série Z, on vous rappellera : « soyons professionnels ! » Vous trouvez cela aussi en apologétique. Un des a priori les plus évidents et les plus ressassés, c’est que pour parler de quelque chose, il faut être un professionnel. Si vous n’avez pas de doctorat, vous n’avez pas de droits. Vous ne pouvez pas parler de tel ou tel sujet si vous n’êtes pas professionnel ou si vous n’avez pas de doctorat dans le sujet concerné. Quelle que soient les autres raisons que vous puissiez avoir !

Pas de doctorat pas de droits !

Tout le monde semble donc exiger la professionnalisation de nos églises. Et malgré tout cela, il y a un certain attrait à l’amateurisme. De grandes missions et œuvres chrétiennes n’ont été que des rêves d’amateurs, du moins au début. L’exemple de La Force, ou plutôt de la Fondation John Bost, est un bon exemple. Comptant maintenant plus de 1700 « professionnels » de métiers divers, cette fondation, qui est l’une des plus importantes dans le travail auprès des personnes ayant des handicaps variés, a commencé grâce aux efforts d’un « amateur », John Bost et des bénévoles de son église. Rien ne laissait alors présager de la grande réussite de cette œuvre qui est maintenant un lieu de formation et de professionnalisation dans ce domaine médico-social.

Rappelons-nous de plus que l’amateurisme a toujours été le moteur de l’église. Des premiers missionnaires aux premiers théologiens, être amateur, c’est défricher, c’est travailler dans des domaines à peine ouvert, c’est en fait, sous un autre nom, être pionnier et faire avec ce qu’on a. L’amateurisme c’est la condition nécessaire et préalable à la professionnalisation.

C’est même plus que cela. Car vous pourriez répondre que si l’amateurisme c’est la condition antérieure à la professionnalisation, une fois que nous sommes devenus « pro », pourquoi revenir à un amateurisme qui fait vraiment pas sérieux ? Laissez-moi mentionner plusieurs raisons : tout d’abord, être amateur, c’est croire qu’il ne suffit pas d’avoir été bien formé pour avoir quelque chose à dire ou à faire. C’est croire que, souvent, il faut un peu de folie pour pouvoir accomplir la moindre petite chose. Ensuite, être amateur, c’est prier que Dieu continue d’utiliser les petites choses, ce qui semble insignifiant. Enfin, être amateur, c’est

parce que pas « particulièrement » réussi.

L’amateur a encore bien des années devant lui. Il y a tant à faire dans nos églises, et tant de personnes dans celles-ci sont prêts à s’engager, tout simplement.

La tyrannie de l’image

Mais le « performing », ce n’est pas seulement l’exigence radicale de la professionnalisation. C’est aussi la capitulation de la parole face à l’image. Car il faut bien que le pasteur, le responsable, l’évangéliste, et même le responsable du groupe de louange, soit esclave du « performing ». Il nous faut « acter ». Nous jouons un rôle. Lorsque le « pasteur louange » est sur la scène, il est « pro ». Tous ses gestes sont « pros », et ainsi, il se doit de se plier aux mêmes règles. Il doit être une « bête de scène », quoiqu’il arrive, quoiqu’il en coûte.

Et ce qui arrive alors, c’est que nous avons capitulé devant le performing musical. Certainement que la musique accompagnant nos cultes ne soit pas à la hauteur de mon propre accompagnement cacophonique rassurera tous ceux qui connaissent mes capacités musicales ! Vous seriez les premiers satisfaits. Cela signifie-t-il cependant que nous devons être parfaits et chercher la performance afin de pouvoir être en tout les meilleurs ?

Problème ? Ce n’est pas tant qu’essayant d’être à la mode nous sommes parfois ridicules. De cela, nous devrions commencer à en avoir l’habitude. Le problème, ce n’est même pas tant que nous restons toujours dix ans en arrière question style musical. Cela aussi caractérise la recherche incessante de l’« église attractive ».

Rien de tout cela, le problème est beaucoup plus profond. Il est plus théologique, et c’est pour cela que nous ne le voyons pas. Le problème, c’est que voulant être « pro » dans la louange, voulant être pro et dans l’air du temps, nous avons fait capituler la parole devant l’image. Nous voyons cela partout, y compris quand nous faisons nos petits flyers d’Église… Le problème, c’est que l’image est devenu le contenu de notre communication, le contenu de nos chants, le contenu de nos prédications. Nous voulons « avoir l’air » et nous voulons avoir l’air « pros » pour pouvoir être acceptés par notre société.

Nous voulons avoir l’air « pro » dans la manière dont nous chantons et produisons notre musique de culte. Nous voulons avoir l’air « pro » en faisant des flyers qui … ben qui font « pro » – quoi que cela puisse vouloir dire. Nous voulons avoir l’air « pro », encore et toujours plus professionnels. C’est cela qui fera la force de notre évangile.

Problème ? Avant la communication, par exemple, était définie par son contenu. Maintenant, elle est définie par l’image qu’elle donne de nous et que nous nous donnons de nous-mêmes. Nous avons vraisemblablement oublié que notre prédication, notre louange, notre évangélisation, doivent leur force à leur contenu. Soyons en certains : même une église sans communication, sans flyers, sans stratégie longuement préparée sera une église dynamique du moment que le contenu de sa proclamation est fidèle à l’évangile.

Problème ? L’image est étrangère, indifférente à la question du sens. La vue est l’organe de l’efficacité, la parole, elle, est incertaine. La vue donne l’évidence, la parole l’exclut car elle exige l’interprétation, la réflexion. L’image, au contraire de la parole, suppose en effet une immédiateté et donc court-circuite tout processus interprétatif. Ainsi, si l’image est mysticisme, la parole est interprétation réflexive.

Contrairement à ce que nous pouvons penser – ou à ce qu’on veut nous faire penser – l’image ne peut jamais être à elle seule facteur d’identité ou d’appartenance. Ainsi, le performing visuel est un danger sérieux : il nous laisse croire (1) que l’image seule crée un sentiment d’appartenance, qui n’est en réalité qu’illusion et (2) que l’excellence de l’image que nous produisons – ou l’image que nous renvoyons de nous-mêmes – suffit à décrire la réalité. Or, une fois encore, l’image est immédiateté. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que le performing visuel conduit directement à un performing émotionnel. Peut-être que cela peut expliquer l’accent contemporain sur l’émotionnalisation de la foi.

Les quelques problèmes soulignés ici mettent en évidence que l’idéal du performing, de la professionnalisation, s’il est parfois bien compris, peut facilement nous conduire vers une nouvelle tyrannie, celle de l’image.

L’efficacité, un nouveau gnosticisme

Mais en finalité, le « performing », ce n’est autre chose que le règne tyrannique de l’efficacité, l’efficacité, à tout prix. Exemple ? Un évangéliste commente sur son blog : « Pour mesurer son efficacité, l’Église en maintenance pose la question : Combien de visites le pasteur fait-il ? L’église en mission demande : Combien y a-t-il de disciples qui sont en train d’être formés ? » Il ne pourrait rien y avoir de plus tragique. Pourquoi ?

Premièrement, nous glisserions dangereusement vers une théologie des œuvres. Bien sûr, on ne dit pas ici que nous sommes sauvés par les œuvres. Cependant, la fidélité de l’église serait évaluée non pas en fonction de … sa fidélité, tout simplement, mais de son efficacité ! On ne demande pas « La prédication est-elle fidèle à l’Ecriture » ou même « Le baptême et la Sainte Cène sont-ils bien pratiqués » car de toute façon nombreuses sont nos églises qui ne considèrent pas vraiment la question des sacrements comme étant particulièrement importante. Non, ce n’est pas la fidélité à l’Ecriture qui est la règle d’évaluation d’un ministère, c’est son efficacité.

Incroyable ! Cet évangéliste a conduit plus de 150 000 personnes à Christ ! Amen ! Du coup, nous mesurons même la valeur des personnes et des ministère à leur efficacité. Tout cela est en fait assez simple. Comment évaluez-vous la santé d’un ministère ? Prenez le ministère d’évangéliste : comment discernez-vous sa qualité ? Ne réfléchissez pas trop, cela pourrait fausser notre petite expérimentation. « Comment évaluez-vous le ministère d’un évangéliste ? » Réponse : par le nombre de personnes qui se sont converties par son ministère. Et pour un pasteur ? Par le nombre de visites qu’il fait par semaine ? Par le nombre de prédications ou d’études bibliques qu’il fait par semaine ? Quel que soit le ministère, il lui faut qu’il soit efficace, performant. Il faut qu’il fasse du chiffre.

Le stagiaire doit être efficace, doit être partout, doit savoir tout faire, sinon pour quoi le payons-nous ? En plus on le « prépare » ainsi à son futur ministère. Oui, en lui apprenant que nous sommes prêts à vendre sa santé spirituelle, physique, et mentale, pour quelques entrées en plus lors de notre culte. L’évangéliste doit être efficace, être tout le temps dehors parce que ma foi, c’est bien ce que fait un évangéliste ! Oui, au détriment de sa réflexion biblique et théologique ! L’implanteur d’églises, quant à lui, doit être efficace, il doit avoir les meilleurs stratégies, les plus adaptées et « efficaces », informées par toutes les sciences humaines. Et tant pis si l’implanteur d’église a une prédication un peu faible parce que ce qu’on lui demande ce ‘est pas d’être un pasteur mas de créer le plus d’églises possibles. Si ces dernières ne tiennent que 5 ans ou si les chrétiens qui en sont le fruit ont une foi d’enfant, ce n’est pas de notre faute

Au contraire, nous en sommes responsables car nous avons capitulé devant l’efficacité – moi y compris. Nous n’avons pas prit le temps. Nous avons cru que l’accomplissement des temps, l’accomplissement du salut des êtres humains n’était pas essentiellement l’oeuvre de Dieu mais la notre. Et puisque c’est ainsi, nous devons être efficaces.

Rappelons-nous une chose : nous serons mesurés avec la règle que nous aurons utilisé pour mesurer les autres. Rappelons-nous une deuxième chose : Christ est probablement le moins efficace de tous les prophètes. Après tout, étant Fils de Dieu, n’aurait-il pas pu être un peu plus efficace ? En ne parlant pas en paraboles, en appelant à la rescousse des légions d’anges d’élite, ou encore en choisissant des disciples qui auraient été un peu moins lents à la détente ? Franchement, de l’efficacité ? Pas vraiment ! Trois ans de ministère et au moment crucial, pas un ne tient le coup !

Vous penserez peut-être que je suis ici un peu monomaniaque et que je « focalise » un peu trop sur une anti-efficacité primaire. Possible. D’ailleurs, vous pourriez bien sûr me répondre que l’efficacité est légitime si le but soutient le bien commun et la dignité des personnes. Mais cela ne fait que repousser la question. Car le problème est profond : même lorsque nous essayons d’éliminer l’efficacité de notre vision du monde, elle revient avec grande efficacité ! Prenons l’exemple du ministère pastoral : comment est-il évalué ? Par le nombre de ses visites pastorales, son investissement national avec le CNEF, le nombre de projets qu’il met en œuvre, et le nombre de nouvelles personnes qui viennent à l’église. Le pasteur est toujours sous pression. Il doit être toujours plus efficace. Alors, c’est vrai, beaucoup de théologiens et pasteurs sont conscients de ce problème et appellent le pasteur à mieux gérer son temps, à se ménager des temps de repos. On appellera aussi les églises et leurs unions à promouvoir un meilleur travail d’équipe.

Nous pourrions facilement croire que tout cela est fait par souci du pasteur. C’est le cas. Personne ne cherche à volontairement épuiser son pasteur ! L’attitude du performing et de l’efficacité est une question de culture. Une culture que nous avons intégrée à la vie d’Église, sans nous en rendre compte. Même si c’est involontaire de notre part, la tyrannie de l’efficacité revient au galop sur des pégases foudroyants. Pourquoi le pasteur doit-il « prendre du temps pour lui » ? Pour revenir en forme : « Le pasteur a besoin de temps de repos et de ressourcement pour tenir dans la durée et être plus efficace dans le ministère. » Et voilà ! Pourquoi prendre du repos ? Pour être encore plus efficace ! Pourquoi prendre le temps ? Pour être toujours plus efficace.

Heureux, les efficaces, car le royaume des cieux est à eux ! La gloire, l’honneur et la puissance à celui qui sait remplir des stades de foot pour une campagne d’évangélisation ; mais pleurs et grincements de dents pour celui qui est faible et inefficace dans son ministère, car au final, tout dépend de la performance du ministre !

Ce serait oublier que la règle du ministère de Christ, ce n’est pas l’efficacité mais la fidélité ; ce n’est pas l’efficacité mais le service. Ce qu’il demande, recommande, c’est la fidélité à son Dieu, c’est l’attachement au Père. La fidélité, rien de plus, rien de moins.

L’efficacité au prix de la responsabilité

Nous retrouvons ainsi la même mystagogie dans tous les domaines théologiques, y compris la formation théologique qui a maintenant pour but de « former, stimuler et encourager les chrétiens à être des témoins efficaces. » Le problème ? Le problème ce n’est pas la motivation : vouloir encourager les chrétiens, les soutenir dans leur mission, c’est une motivation nécessaire. Le problème c’est de vouloir faire de nous des témoins « efficaces ». Jamais l’efficacité n’est une règle de conduite dans l’Ecriture. D’autres termes apparaissent cependant et, premiers parmi eux, nous trouvons la fidélité (nous l’avons mentionné avant) et la responsabilité.

Et là aussi, Ellul avait raison. Quelles que soient les problèmes avec sa théologie, sa dialectique ou son universalisme, sa remise en cause radicale de l’efficacité comme critère principal de la vie humaine doit être entendu. Le problème de l’efficacité, c’est qu’elle fait « disparaître les fins au profit des moyens ». Lorsque l’efficacité est la règle de mesure que nous utilisons dans nos ministères, nous avons succombé à la tyrannie du chiffre. À la technique la plus efficace. Ce que nous recherchons alors, ce sont des moyens toujours plus efficaces. Nous ne recherchons plus à accomplir cette finalité que nous avions discerné en premier lieu. Nous ne cherchons plus qu’à être efficaces.

En ce qui concerne l’évangélisation, nous serions en danger de ne plus chercher la proclamation de cette bonne nouvelle, mais l’efficacité de notre proclamation. La finalité (la proclamation) s’efface devant la recherche de l’efficacité (le moyen). Comme le disait déjà Ellul : notre époque est caractérisée par la disparition des fins (la liberté en Christ) au profit des moyens (avoir une proclamation pertinente). Maintenant nous ne voulons que la proclamation pertinente et dans cette recherche unique, nous devenons ivres d’efficacité. Nous avons transformé notre proclamation en idolâtrie de l’efficacité.

C’est un comble, une ironie tragique : même la proclamation de l’évangile peut être transformée en idole lorsque nous le faisons pour le faire, et lorsque nous le faisons en voulant être le plus efficace possible. Pourquoi est-ce alors une idole ? Parce que nous avons oublié que cette proclamation n’est pas une fin en soi : elle est le moyen que Dieu utilise pour transformer radicalement des êtres humains ; pour les libérer, les réconcilier avec lui-même et avec le reste de sa création ; pour leur donner la paix, la justice, l’amour et la joie.

Conséquence dramatique : les pasteurs et autres responsables d’églises sont « mesurés » par leur efficacité. Un ministère qui « va bien » est un ministère efficace. Un « bon » stagiaire estpe un stagiaire efficace. Un « bon » évangéliste est un évangéliste efficace. Ceci est, au mieux, une illusion. Au pire, une idolâtrie. Et comme d’habitude… je suis le premier à me laisser entraîner par l’efficacité. Ayant déjà une tendance naturelle à l’hyper-activité, je suis le premier prendre ces lignes pour moi. D’ailleurs si je dénonce aussi fortement le culte de l’efficacité, ce n’est pas parce que je « sais » mieux que les autres, mais parce que j’en ai besoin plus que les autres.

En faisant ainsi, nous risquons de dé-responsabiliser les chrétiens en oubliant que nous sommes responsables de notre parole, responsables de notre proclamation. Nous risquons d’oublier que nous sommes premièrement des êtres de parole. Des croyants de la Parole – Christ. Nous voulons rester ancrés dans la responsabilité de la proclamation de la Parole vivante. C’est vrai que c’est exigeant. Nous ne pouvons pas faire n’importe quoi. Être responsable de la proclamation de l’évangile veut dire que nous cherchons à la présenter de manière pertinente et compréhensible. Mais nous faisons cela, non pas pour être efficaces, mais parce que c’est la responsabilité que Dieu nous a confiée.

Si nous ne gardons pas un œil sur cette culture de l’efficacité à tout prix, nous risquons aussi d’être pris en otages par une nouvelle forme de salut par les œuvres. Le plus efficace… le plus performant… N’oublions pas que nous ne sommes pas responsables du succès quantitatif de notre évangélisation, de nos projets d’implantation d’église. Dieu lui-même est responsable de tout ce qui touche à ce si grand salut ! Nous avons une responsabilité. Et malheureusement, si notre critère principal est l’efficacité, nous ne serons plus responsables de nos actes. Cette conclusion semblera peut-être étonnante, voire contradictoire. Après tout, n’est-ce pas en étant le plus efficace possible que nous montrerons notre responsabilité envers, par exemple, la mission que Christ nous confie ?

Non. Ce n’est pas dans l’efficacité ou la professionnalisation que réside notre responsabilité mais premièrement dans la fidélité envers Dieu et sa révélation. La fidélité envers l’amour de Dieu, la grâce de Christ, et la présence du Saint-Esprit. Fidélité envers ce que Dieu attend de nous : que nous vivions pour sa gloire, que nous saisissions les vocations missionnaire et créationnelle qui nous ont été confiées. S’il arrive que notre évangélisation conduise à plusieurs centaines de conversions, ce ne sera pas parce que nous sommes performants mais parce que Dieu accomplit son œuvre. S’il arrive que notre Eglise grandisse, ce ne sera pas à cause de l’efficacité du pasteur, mais parce que Dieu affermit l’œuvre de nos mains.

Le performing ! Tout un programme. Un programme de professionnalisation efficace, quoiqu’il en coûte. Un oubli de notre histoire d’amateurs. Une volonté constante de performing. Un culte rendu à la recherche de l’efficacité. Mais aussi, en fin de compte, une image, un acte au sens théâtral du terme.

L’Ecclésiaste, de son côté, ne nous encourage pas à être efficace mais à discerner les temps. Et non seulement à les discerner mais à reconnaître la futilité, l’inutilité, la nature provisoire de tout ce que nous faisons. Absolument tour ce que nous faisons est inutile, éphémère, provisoire. C’est Dieu, et lui seul, en dépit de notre performing, en dépit de notre soif de professionnalisation,en dépit de notre culte de l’efficacité, donnera un vrai sens à nos actions.

Et peut-être que cela demande alors de valoriser l’amateurisme, le calme, le silence. Peut-être bien qu’un jour nous auront besoin de ces trois choses. Plus que nous ne le pensons. Ellul, une fois et une dernière fois encore, concluait : « Le plus haut point de rupture envers cette société technicienne, l’attitude vraiment révolutionnaire, serait l’attitude de contemplation au lieu de l’agitation frénétique. »1 A notre époque d’efficacité professionnelle, il me semble que c’est aussi une affirmation pleine de bon sens.

Bien sûr, le professionnalisme, la communication et une recherche de pertinence ne sont en soi pas mauvais. Ils sont parfois bien nécessaires. Un certain sérieux professionnel peut ainsi être un signe de la vocation chrétienne, vocation à servir nos prochains de la meilleure manière possible. Une bonne communication, concentrée sur une saine utilisation de la parole, est elle aussi souhaitable. C’est l’association d’un triple excès qui est relève d’une culture malsaine du “performing.”

Finissons donc cette chronique par une éloge de l’inutilité ! Soyons honnêtes : parfois nous sommes aussi efficaces qu’un aveugle devant un précipice. Nous n’accomplissons pas grand chose. Pourquoi le devrions-nous ? Nous ne recherchons pas à être justifiés par nos œuvres. Rendons grâce pour les amateurs qui nous ont précédé, ceux qui ont ouvert des voies peu empruntées.

Après tout, l’exécutant de l’arche était un amateur !

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Notes :

1 Jacques Ellul, Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 334