Chronique du mystagogue, 7
Chronique du mystagogue, 7

Chronique du mystagogue, 7

Ceci est le premier d’une série de posts “Chronique des mystagogues.” Vous ne savez pas encore ce qu’est un mystagogue ? Lisez cet article.

« C’est du lait que je vous ai fait boire, non de la nourriture solide : vous ne l’auriez pas supportée. Mais vous ne la supporteriez pas davantage aujourd’hui, car vous êtes encore charnels. » (1 Co 3.2-3)

Samedi matin, milieu de réunion pastorale.

Vous venez de discuter pendant près de 45 minutes du sujet général de la série de prédications et d’études bibliques sur lesquels va se concentrer votre église l’année suivante. Pour ce faire, vous avez discuté théologie, interprétation biblique et livres bibliques, vous avez évalué la stratégie et la vision de votre église et discuté la mise en place d’un programme de discipulat. Vous avez parlé des problèmes dans votre églises, de ce que le « légalisme » des Galates pourrait être maintenant, de l’application de cette lettre au contexte de votre église. Puis, alors que l’heure syndicale de la pause-café s’approche, décomptant ses secondes fatidiques, quelqu’un lance un salutaire : « Bon, alors concrètement, on fait quoi ? ».

Semaine suivante. Vous venez de faire une prédication sur Galates 5 et la liberté en Christ. Vous avez rappelé, tant bien que mal, que cette liberté était une liberté de service, une liberté difficile car elle demandait à chacun de trouver et de vivre cette liberté. À la sortie du culte, quelqu’un vient vous voir et, après les banales félicitations pour votre prédication édifiante, vous fais la remarque suivante : « Mais j’aurais bien aimé que ce soit plus concret ».

Voilà en quelques lignes l’illusion de la concrétude.

C’est l’illusion selon laquelle la qualité de vos prédications, de vos réunions pastorales, de vos études bibliques, de la vie d’église et de la vie chrétienne, est définie par leur aspect concret. Si ce n’est pas concret, cela ne vaut pas grand-chose. Ou si ce n’est pas dit aussi directement, ce le sera avec un sourire et de grands encouragements, mais la conclusion sera la même : si ce n’est pas concret, vous avez raté quelque chose. Notez que cette concrétude se retrouve à toutes les étapes, dans tous les domaines de la formation théologique, mais aussi dans tous les ministères. Pasteurs, professeurs, étudiants, missionnaires, membres d’églises, prédicateurs laïques, diacres et autres implanteurs d’Églises, tous courent le danger d’idolâtrer cette concrétude.

Prenez l’exemple des prédications. Vous pouvez faire ce que vous voulez, il y aura toujours quelqu’un pour vous dire que ce n’était pas assez concret… quoi que vous fassiez. Donnez quelques bons exemples, mais ce ne sera pas assez concret. Si vous donnez deux ou trois exemples bien concrets, il n’y en aura pas eu tout à fait assez. Si vous donnez assez d’exemples, ils auront été trop sérieux, ou pas assez sérieux, au choix. Si vous donnez des exemples pendant la moitié de votre prédication, ceux-ci n’auront toujours pas été assez pertinents, ce par quoi on veut dire que ces exemples ne sont pas assez tirés de la vie quotidienne.

Et puis de toute façon, même si vous prenez des exemples concrets tirés de la vie quotidienne, le problème c’est qu’ils ne sont pas assez tirés de l’expérience personnelle du pasteur. Et parfois cela ne suffira pas non plus. Mais que faut-il d’autre pour que des exemples pratiques de la vie quotidienne correspondent à ce que l’on demande de vous ? Très souvent, cela demeure un mystère et vous vous contentez de sourire poliment coincé entre la porte du temple et la file d’attente des remarques presque pertinentes.

Voilà : en tous cas, il faut des exemples pratiques concrètement tirés de votre vie quotidienne de tous les jours. Je suis assez concret là ou je donne des exemple pratiques ? Donc. Soyez. Concrets. Ou même pratiques ; quotidiens ; personnels. Et vous aurez réglé le problème.

L’exigence du « concret », règne dans tous les domaines de la foi.

Non, loin de là. Car le problème ce n’est pas les exemples que vous donnez. Ce ne sont pas leur qualité. Le problème ce n’est même pas de savoir s’ils sont assez personnels. Le problème c’est l’idée même qu’il faut donner des « exemples concrets ». Comprenez-moi bien, il est tout à fait légitime, bon et nécessaire de donner des exemples dans vos prédications. Il est tout à fait nécessaire de garder un tant soit peu les pieds sur terre dans les réunions pastorales. Mais la complexité et la précision théologique sont de belles (notez, pas bonnes, mais belles, c’est à dire, désirables) choses et doivent être recherchées et appréciées en elles-mêmes. Et pourtant, cette mise en valeur théologique est souvent mise en danger par les appels répétés à la concrétude.

La théologie à l’épreuve de la concrétude

En effet, l’exigence du « concret », règne dans tous les domaines de la foi. Parfois ceci est légitime et renvoie à la nécessaire cohérence entre ce qu’on vit et ce qu’on croit. Après tout, notre foi est une foi vivante, qui transforme tout dans notre vie. Trop souvent cependant, les exigences de la concrétude débordent ce cette simple et nécessaire observation. Le problème peut être sérieux, plus encore dans le cas des facultés et plus particulièrement des étudiants en théologie. Plus sérieuse car il s’agit des futurs responsables d’églises, des futurs évangélistes et implanteurs. Et si eux ne savent pas faire le lien entre la théorie et la pratique, entre la théologie et la vie quotidienne, entre foi et piété… comment pourront-ils servir d’exemples, de modèles, comment seront-ils vraiment les leaders de demain ? Ils ne le pourront pas car ils seront sans cesse entrain de poursuivre la concrétude et risqueront ainsi de sélectionner les aspects « concrets » de l’évangile en oubliant tout le reste. Cela signerait la fin de la force des églises évangéliques en France.

Je serais toujours surpris, après une prédication sur le salut par la foi, d’entendre la remarque désormais habituelle : « Ça manquait de concret quand même ! ». Oui j’oubliais : être sauvé en Christ ce n’est pas assez concret ! Désolé, moi et mon obsession théologico-rationnelle… j’étais resté sur l’impression naïve, qu’au contraire, il ne pouvait rien y avoir de plus concret que d’être sauvé, d’être transformé par l’Esprit de Christ, l’Esprit de réconciliation. Ou est-ce que nous ne voyons pas dans nos vies quotidienne la transformation concrète de l’Esprit ? Mais je ne voudrais pas avoir de poser des questions qui nous mettraient tous mal-à-l’aise. Donc le salut en Christ : pas assez personnel.

Alors… la divinité de Christ ? Mauvaise pioche : pas assez concret ! Parce que finalement, la personne de Jésus n’est pas assez concrète ! Vraiment, je suis incorrigible… j’oubliais de toute évidence que « Jésus », ce n’est qu’une idée, bien sûr. Jésus est devenu une idée, et une idée ce n’est pas assez concret ! Quant à savoir comment les deux natures de Christ sont unies, c’est une question théologique abstraite n’est-ce pas ? Cela ne fait aucune différence concrète que Christ soit une seule personne dont les natures sont « hypostatiquement » unies. Qui pense que ceci est concret ? Personne ! Il ne faut pas s’étonner que ce qui vend le plus soient les « dix clés pour réussir ma vie spirituelle ». Une fois que nous avons bien compris cela, je n’ai vraiment pas besoin de m’intéresser à toutes ces questions abstraites.

Il est vrai que l’union de deux natures de Christ est une affirmation qui ne fait aucune différence par rapport à une théologie qui dirait que Christ a deux natures mais que la nature humaine est seulement un vêtement que prendrait la nature divine. Vraiment, aucune différence concrète ? Attendez de poser la question suivante : que recevons-nous de la vie et de la mort de Christ ? Le seul salut de l’âme ou la restauration de toute notre personne ? Si la nature humaine de Christ n’est qu’un voile, notre propre humanité est-elle vraiment transformée en Christ ? Si ses deux natures sont intimement liées, alors nous sommes intégralement transformés. Mais bien sûr c’est la même chose !

Je ne parlerai même pas de la trinité. Concrètement ça veut dire quoi ? Et l’union des trois personnes de la trinité, quelle importance concrète ? Il n’y a pas vraiment, n’est-ce pas ? Que la trinité soit un mot artificiel attaché à « Dieu » ou soit une description réelle de qui est Dieu, cela ne fait pas une grande différence dans notre vie quotidienne, n’est-ce pas ? Bien sûr ce serait oublier que si la trinité est description de la nature de Dieu, elle est donc description de la nature du Créateur, et ainsi définit la nature de la création. Si Dieu est trinitaire, la création reflètera sa nature, comme saint Augustin l’avait déjà bien compris, tout comme de nombreux pères de l’Église – comme par exemple les trois Cappadociens (Basile et les deux Grégoire). Si la « trinité » n’est qu’un mot et ne décrit aucune réalité, alors comment comprendre la réalité de l’Esprit-Saint ? N’est-il alors lui aussi qu’un mot ? D’ailleurs parlant de Dieu et de la trinité, que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que Dieu est une « nature » et trois « personnes ». Que veut dire le mot nature ? Devons-nous nous y intéresser ? Bien sûr que non ! Cela ne changera pas ma vie quotidienne, donc ce n’est pas important. Cela ne fait aucune différence que le mot « nature » décrive la réalité de Dieu ou que ce terme désigne une relation. « Une nature et trois personnes » ou « trois personnes en une relation », c’est bien la même chose !1 Mais je m’égare : je fais encore de la théologie. Restons les pieds sur terre.

Les questions théologiques, c’est bien connu, c’est bon pour les professeurs de théologie et pour ceux qui vivent dans une autre dimension. Parce que ce genre de questions, dans l’église, cela ne fait aucune différence, cela n’a aucune importance, car ce n’est pas assez concret. C’est certainement pour cela que quasiment tous les pasteurs que je connais se plaisent à dire : « Vous savez je ne suis pas théologien ! », comme s’ils s’en faisaient une gloire. Et généralement d’enchaîner : « Je suis beaucoup plus dans le concret, avec des personnes réelles et des vrais problèmes ». Oui, parce qu’au cas où vous ne connaitriez pas de professeur de théologie (ou de théologien), nous sommes tous des ermites perdus dans leur monde sans aucune connexion avec la réalité. D’autant plus que nous n’avons que faire des « vrais » problèmes des « vraies » personnes dans nos églises. D’ailleurs c’est un signe : si nous nous en inquiétions, nous serions plus concrets.

« Une table ronde, quel genre de mal est-ce là ? » Même les grandes questions théologique sont concrètes.

Et j’ai beau marteler, avec mes étudiants, que la théologie a des conséquences concrètes, sociales même, rien n’y fait. On continue à séparer le « concret » du « théologique ». Et pourtant ! Même le film Le roi Arthur d’Antoine Fuqua (2004) avait conscience de l’union du théologique et du concret – ou mieux, que le théologique est concret2. Lorsque nous rencontrons le jeune Arthur voyant une colonne d’« esclaves » avancer sur la colline, une courte conversation avec son maître Pélagius (350 – 420) mentionne plusieurs choses, dont la responsabilité qu’à Arthur de défendre ceux qui sont sous son commandement, et plus important encore, la référence au libre-arbitre. Voilà encore bien une question théologique. Mais même pour Antoine Fuqua, la théologie est intrinsèquement concrète. Il n’y a même pas à se poser la question. Ce n’est probablement pas le moment du film dont la plupart se rappelleront, mais dans l’interaction d’Arthur avec l’évêque Germanus (personnage historique, 378 – 448)3, il est clair que la théologie est concrète. C’est l’affirmation du libre-arbitre qui conduit au symbole d’une table ronde. D’ailleurs le serviteur de Germanus ne s’y trompe pas : « Une table ronde, quel genre de mal est-ce là ? » Même les grandes questions théologique sont concrètes.

Une société de concrétude

J’ai pu donner l’impression d’attaquer un peu trop fortement ceux qui demandent que les prédications ou la théologie soi « concrète ». Vouloir des applications concrètes, est-ce si mal que cela ? Non. Et après tout il faut montrer que la Bible peut s’appliquer à toutes nos situations. On ne peut pas non plus en vouloir à ceux qui n’ont pas fait d’études de théologie et pour qui des trucs un peu compliqués comme les deux natures de Christ ou la trinité ne font pas partie de leur priorité. Dans le Nouveau Testament nous trouvons de nombreux passages qui décrivent un progrès biblique et théologique différent selon les croyants. C’est ce que nous voyons par exemple dans la première lettre de Jean (1 Jn 2.12-14). Et bien sûr, l’enseignement sur la trinité n’est pas facile. C’est bien normal ! Ils ‘git après tout d’essayer de parler avec des mots humains et limités d’un Dieu éternel, parfait, et infini. Comprendre Dieu n’est pas facile, c’est normal. C’est pour cela que l’étude régulière de la Bible est nécessaire. C’est pour cela aussi que nous devons sans cesse progresser dans notre compréhension de la foi. Paul lui-même reprenait les Corinthiens en leur écrivant : « C’est du lait que je vous ai fait boire, non de la nourriture solide : vous ne l’auriez pas supportée. Mais vous ne la supporteriez pas davantage aujourd’hui, car vous êtes encore charnels. » (1 Co 3.2-3) Pour Paul les Corinthiens auraient dû progresser dans leur connaissance de Christ et dans leur application concrète de leur foi. Pourtant Paul ne se perd pas en applications concrètes. Il le fait quand c’est nécessaire.

Nous avons tendance – et je me mets dans le lot – à demander trop de concret, même lorsque c’est déjà le cas. En pleine réunion de prière, quelqu’un va demander que le petit groupe prie pour les chrétiens persécutés ; et quelqu’un de demander : « Tu as quelque chose de concret en tête ? » Et bien, disons que les chrétiens persécutés sont quand même bien concrets !

Dans un certain sens, nous sommes ce que la société a fait de nous. Le monde dans lequel nous vivons donne de la valeur à ce qui est concret : ce qui est observable, et surtout mesurable. Une éducation, c’est ce qui est concret. Un job intéressant, c’est un job qui est concret… La connaissance n’a de valeur que si elle est… bon vous avez compris : concrète. Les meilleurs produits sont ceux qui changeront votre vie. Les meilleurs produits sont ceux qui transformeront votre quotidien.

L’exigence de concret est partout. L’illusion de la concrétude n’est pas cantonnée qu’à l’Église. D’ailleurs je ne jetterai pas la première pierre à ceux qui réclament du concret. Nous subissons tous la pression de la concrétude dès que nous mettons le pied dehors. Il ne faut pas s’étonner que l’exigence du concret soit aussi visible dans l’Église. Loin de moi l’idée de blâmer tous ceux qui souhaiteraient que la théologie leur parle un peu plus directement. D’ailleurs les théologiens – dont je fais partie – ont souvent tendance à ne pas parler de manière compréhensible. Parfois même… nous ne faisons pas l’effort de montrer en quoi toutes les questions théologiques ont des conséquences pratiques. Si je critique la dérive de la « concrétude »… je n’oublie pas que j’ai ma part de responsabilité !

Il y a aussi ce qui relève de notre responsabilité. Nous devons rejeter cette tendance à la concrétude parce qu’elle nous fait oublier le reste. Elle voile tout le reste. Elle devient une idole. Notre responsabilité c’est de prendre conscience que la concrétude est une idole. Elle doit être démasquée, brûlée, et ses cendres jetées à la mer. Ou dans les dégoûts. Certains lecteurs se diront peut-être que j’ai une certaine prépondérance à brûler les idoles et à les jeter à la mer ! C’est vrai. Il ne faudrait pas oublier que sans l’Esprit de Dieu nous ne pourrions rien faire. C’est lui, le seul Maître, qui nous demande de brûler toutes les idoles. Rien ne doit prendre sa place.

Mais encore et toujours la concrétude revient au galop. Rien ne semble pouvoir l’anéantir pour de bon. Toujours elle se régénère, toujours elle revient, plus forte qu’avant. Sa tête, une fois tranchée, repousse sans cesse. Le seul moyen de s’en débarrasser serait de prendre conscience que la concrétude n’est qu’une illusion. Elle n’est pas réelle. C’est parce que personne ne peut vraiment la définir, que tout le monde s’en réclame. C’est parce qu’elle est tellement floue que tout le monde peut s’en réclamer. Finalement, c’est une mystagogie : c’est parce qu’elle ne veut rien dire, que tout le monde l’adopte.

Illusion du légalisme

Le premier problème de la concrétude, c’est qu’elle peut facilement dégénérer en légalisme. Vous me demanderez peut-être comment cela peut être le cas. C’est très simple en réalité. La demande de concrétude ne peut en fin de compte conduire qu’à une seule chose : expliquer aux chrétiens comment se conduire, comment se comporter, comment faire leurs choix, voire que dire et que penser. Faire ainsi ne peut qu’avoir des effets néfastes. C’est en effet une chose que d’expliquer en prédication comment tel ou tel texte biblique continue à nous remettre en question, à nous sanctifier, et à nous transformer. Mais c’est une toute autre chose que de dire aux croyants comment ils doivent vivre. Si nous ne prenons pas garde, nous pouvons très vite facilement oublier que la concrétude met en danger la liberté elle-même. En effet, devenir esclaves de la concrétude, c’est prendre le risque de transformer une foi vivante en série de comportements moralisants. C’est risquer de transformer une vie de liberté en vie d’esclavage. C’est risquer de transformer une vie de responsabilité en assistanat. Les chrétiens ne seront plus capables de lire leur Bible par eux-mêmes, encore moins de la comprendre, et moins encore de la vivre (de l’appliquer).

Le premier problème de la concrétude, c’est qu’elle peut facilement dégénérer en légalisme.

Malheureusement l’essence de la concrétude, c’est dire aux chrétiens ce qu’ils doivent faire. Mais il faut parfois s’y refuser afin de responsabiliser les chrétiens, car c’est à chacun de trouver comment vivre sa foi, car l’Esprit œuvre en chacun de ceux qui sont unis à Christ. La concrétude, c’est finalement la porte ouverte à un nouvel esclavage. Un esclavage pieux, mais un esclavage quand même. Car, en fin de compte, dès que nous disons à nos frères et sœurs en Christ comment se comporter, que faire, ne remplaçons-nous pas pour eux l’œuvre que l’Esprit fait d’ordinaire en nous ? Car c’est bien le ministère de l’Esprit que d’éclairer, « d’illuminer » les croyants pour rendre vivant en eux la Parole révélée de Dieu. La responsabilité des pasteurs, responsables d’églises, professeurs de théologie, c’est de faire en sorte que tous les chrétiens puissent par eux-mêmes comprendre et appliquer cette Parole qui libère.

C’est la raison pour laquelle Ellul maintenait que la Bible n’est pas un livre de réponses mais de questions. Il faut dire qu’Ellul avait tout aussi peur du légalisme qu’un hobbit a peur d’un Nazgûl. Même si je ne limiterai pas la Bible à un « livre de questions », comprenons ce qu’Ellul essaie de montrer ici. Si nous sommes transformés par la vie de Christ que l’Esprit fait vivre en nous, nous avons chacun – chacun de nous – la responsabilité de l’incarner dans nos vies. Personne ne peut vivre à la place de son voisin. Personne ne peut vivre la foi d’un autre croyant. Prétendre le contraire c’est, une fois encore, imposer ma vie chrétienne à un autre croyant. C’est donc le priver à la fois de sa liberté et de sa responsabilité. Malgré cette proclamation libératrice, nous revenons toujours vers la concrétude, car il est tellement plus facile de s’entendre dire comment vivre plutôt que d’avoir à trouver comment vivre. Répétons-le : la concrétude c’est une perte de liberté et de responsabilité chrétienne, et donc, par implication, c’est rétablir une hiérarchie épiscopale dans nos églises. Déresponsabiliser les chrétiens, c’est détruire le sacerdoce universel des croyants sur lequel nombre de théologiens protestants ont insisté et qui est si caractéristique de l’ecclésiologie réformée.

Psychologie de la concrétude

Mais la concrétude trahit une maladie beaucoup plus profonde : une défiance psychologique de beaucoup de nos églises. Une maladie psycho-spirituelle commune chez beaucoup d’entre nous. Car il ne faut pas s’y tromper : la concrétude est une maladie psychologique apparentée à la schizophrénie. Comme le psychanalyste Paul-Claude Racamier le rappelle : « Les schizophrènes ont un besoin absolu de concret. Plus vif est le désaveu qu’ils font de leur réalité – psychique de l’existence même de cette réalité intérieure propre – et plus grand leur appétit de concrétude. »4

Et si la schizophrénie consiste, comme le rappelle certains, à vivre « hors de soi », la schizophrénie spirituelle consiste elle aussi à vivre sa foi « hors de soi » ou à interpréter sa foi par et pour quelqu’un qui est « hors de soi ». Ainsi, ivres de schizophrénie spirituelle, nous nous mettons à l’écoute d’un leader, d’un pasteur, d’un auteur chrétiens expert de la réussite spirituelle. Nous devenons alors incapables de vivre notre vie sans en appeler à quelqu’un d’autre. Nous nous assujettissons à un autre être humain alors que nous ne devrions être esclaves que de Christ.

De plus, la schizophrénie théologique-spirituelle commence au moment où le chrétien devient adulte. Dès qu’il laisse de côté son lait spirituel, le chrétien peut potentiellement être diagnostiqué de « schizophrénie théologique ». Car dès qu’il devient adulte, dès ce moment après lequel il devrait être « en lui-même » et extérioriser la foi par l’œuvre de l’Esprit qui est « en lui-même », le chrétien peut se décharger de cette responsabilité en vivant constamment hors de soi sa vie chrétienne. Et là, le croyant se trouve bien vite dans la même position que le schizophrène de Racamier : il se trouve face à l’impossibilité de vivre, voire même de comprendre, la réalité de sa foi.

Or, si nous faisons de nos prédications l’incarnation de la concrétude, les chrétiens dans nos églises ne sauront plus, ni lire, ni interpréter, et encore moins, vivre, l’Écriture. Ils ne pourront plus observer le monde extérieur sans être étreint par ce sentiment, cette angoisse d’inadéquation, de « désaveu ». Le résultat sera une dissociation de la personne et de la vie chrétienne : il y aura d’un côté le croyant et sa foi, qu’il considèrera comme étant essentiellement une « rencontre avec Jésus » – malgré les connotations mystiques de cette expression – et de l’autre côté il y aura la vie quotidienne, « concrète », pour laquelle le croyant attendra du prédicateur des règles à suivre précises le déchargeant de toute responsabilité. Foi et vie chrétienne deviendront séparée. Le chrétien sera un « schizophrène spirituel » nourri de l’illusion de la concrétude.

Le but de la prédication

Venons-en à ce qui est pour moi le cœur du problème – au moins pour ce qui concerne la concrétude de la prédication. S’il y a une telle demande de « concret » dans nos prédications, n’est-ce pas finalement parce que nous avons fait du « concret » (des exemples, des applications) le but de la prédication ? La prédication devient exclusivement l’application du texte biblique à notre situation actuelle. Voilà le cœur du problème.

Reprenons Calvin qui, comme prédicateur de la Parole, n’est pas plus mauvais qu’un de nos prédicateurs contemporains. Pour Calvin, comme pour Luther, et pour la plupart des théologiens du premier siècle de la Réforme, la prédication se doit d’être essentiellement biblique. Je sais que la plupart de mes lecteurs auront un geste d’approbation. Mais quelles sont les implications de cela ? Laissez-moi en mentionner plusieurs :

(1) Nos prédications doivent contenir plus d’exposition biblique – sola scriptura – que d’exemples, d’applications ou de « concréatisations » – le sola experientia contemporain.

(2) Nos prédications doivent avoir comme objectif primordial une explication du texte biblique5. L’application doit être seconde, voire secondaire.

(3) Nos prédications doivent avoir comme objectif d’apprendre à nos églises à lire et interpréter l’Écriture. Nos prédications ne doivent pas passer trop rapidement à l’application.

(4) Nos prédications doivent avoir un objectif pastoral – quel que soit l’application envisagée. Nous devons donc éviter des applications qui n’ont d’autre objectif que de remplir le 5e point de notre cours d’homilétique. Si l’application n’a pas d’objectif pastoral (c’est à dire qu’elle s’adresse à notre audience), elle est un artifice.

Pour Calvin, la prédication était une proclamation nourricière en sa qualité d’exposition d’une Parole qui nourrit la foi des croyants.

Après, et seulement après, vient l’application, qui n’est même parfois pas nécessaire. Car l’idée selon laquelle une application concrète est nécessaire à une bonne prédication est une illusion. L’objectif premier ce n’est pas l’application du texte, mais comme le dirait Luther, de discerner dans l’Écriture la présence vivante du Christ crucifié6. La plus grande application de l’Écriture n’est-elle pas, en effet, de recevoir « concrètement » Christ à travers l’exposition de la Parole ? Cela ne faisait, pour Luther, aucun doute, et il reliait ainsi intimement les sacrements – notamment la Sainte Cène – à la proclamation évangélique7.

Pour Calvin, la prédication était une proclamation nourricière en sa qualité d’exposition d’une Parole qui nourrit la foi des croyants. De fait, la prédication n’a pas comme premier objectif de nous dire comment vivre aujourd’hui cette Parole divine, mais de nous faire entendre Dieu lui-même à travers l’exposition de sa Parole8. Spurgeon, beaucoup plus porté sur les images et exemples que Luther et Calvin, faisait cependant de ces derniers des servantes de la prédication qui, pour lui, avait plus directement pour but la prédication de la conversion. L’exposition de l’Écriture, et d’elle seule, s’accompagnait des moyens et instrument nécessaires pour cette proclamation du salut. Mais jamais ces images et exemples ne seraient venu, chez Spurgeon, se mettre au travers de la transmission claire et puissante de ce message simple : celui de la réconciliation par Christ9.

Lorsque Calvin et Luther utilisaient des exemples, des images, c’était la plupart du temps – et je n’ai certainement pas tout lu des commentaires et prédication de ces deux réformateurs – afin d’aider leurs auditeurs à la compréhension du texte. Plus récemment, certains ont réaffirmé que le but de la prédication était identique à celui de la Parole10 : « Toute Ecriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour réfuter, pour redresser, pour éduquer dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit à la hauteur, parfaitement équipé pour toute œuvre bonne. » (2 Tim 3.16)

L’illusion de la concrétude, c’est le règne tyrannique de la pratique sur le réflexif. Ce serait facilement oublier que le but d’une bonne prédication n’est pas premièrement d’appliquer l’Écriture à nos situations particulières mais d’interpréter et d’expliquer l’Écriture. Laissez-moi rappeler une fois encore que je ne remets pas en cause la « pratique » ou la nécessité de montrer comment la théologie s’incarne dans nos vies quotidiennes, bien au contraire. Ce que je désire souligner, c’est que lorsque notre seul horizon est une pratique sans théologie, notre condition est aussi dangereuse que lorsque nous avons une théologie sans pratique. Nous sommes bien conscients du deuxième danger. Savons-nous que le premier est tout aussi périlleux pour l’Église de Christ ?

Alors bien sûr, toute application n’est pas à rejeter car la proclamation évangélique se doit d’être pastorale.

Malheureusement il est parfois plus facile de se précipiter vers l’application que de se plonger dans l’interprétation et dans l’exégèse, d’autant plus que dans nos temps hypermodernes, on vous répètera que toute interprétation est subjective. Conclusion : il vaut mieux parler de la pratique puisque du côté « doctrine » on ne peut jamais vraiment être sûrs de rien ! Une étude sérieuse du texte est certainement plus exigeante, plus difficile qu’une petite anecdote bien placée, qu’un exemple personnel bien trouvé.

Alors bien sûr, toute application n’est pas à rejeter car la proclamation évangélique se doit d’être pastorale et donc d’être l’instrument qu’utilise l’Esprit pour continuer à sanctifier le cœur et la vie des croyants. Bien qu’assez critique, au total, quant aux discours actuels sur la qualité « concrète » des prédications au détriment de leur qualité exégétique, je n’en crois pas moins à la nécessité d’une prédication qui ne soit pas un simple exercice intellectuel. Ce qu’il m’importait de montrer, c’est que le « test » d’une bonne prédication n’est donc jamais sa « concrétude » mais sa théologie. Ce n’est pas la force et la pertinence des exemples employés qui font la qualité d’une prédication mais sa fidélité au texte biblique et à Christ qui est le centre de l’Écriture11.

Notre art de la prédication ne doit pas oublier, malgré la pression de la concrétude, que notre exposition de la Parole est première. C’est notre responsabilité principale. C’est en exposant cette Parole que nous pourrons y montrer la présence de la Parole incarnée, Christ, et de l’Esprit qui libère et qui nous conduit. En faisant ainsi, nous montrerons que la Bible ne fait pas que répondre à nos questions. Peut-être même que ce n’est pas son premier rôle. Peut-être même pourrions-nous dire que la Bible ne répond pas à nos problèmes, mais qu’elle définit nos problèmes12.

*

Mais tout cela, c’est la théorie, et pour être complet, il faudrait que je vous dise concrètement ce que cela veut dire pour vous. Ce que je ne ferai pas, bien entendu. Ce serait, à ce stade, bien paradoxal ! Il nous faut donc vivre avec la concrétude, car elle est malheureusement là pour rester. D’ailleurs, après l’une de mes dernières prédications sur 1 Thess 4.1-12, je me serais presque attendu à ce que quelqu’un me demander comment « concrètement » comprendre l’exhortation de Paul à « travailler de nos mains ». Peut-être est-ce le seul verset du Nouveau Testament à être assez concret ?

Soyons donc concrets, puisqu’il le faut. Mais n’oublions pas que la concrétude peut être dangereuse pour celui qui la demande. Exemple concret. Je prêche sur 1 Co 13… Vous voulez vraiment, « concrètement », que je vous dise que si nous venons au culte sans amour pour tous ceux qui sont rassemblés – y compris pour ceux que nous ne pouvons pas supporter – notre foi est comme une casserole qui résonne ?13

Je ne crois pas.

_____________________________

Notes :

1 Cf. par exemple Catherine LaCugna, God for Us, San Francisco, 1991 ; John Zizioulas, Being as Communion, Crestwood, St. Vladimir’s Press, 1985.

2Antoine Fuqua, Le roi Arthur, Touchstone Picture, 2004.

3E. A. Thompson, Saint Germanus of Auxerre and the End of Roman Britain, Woodbridge, Boydell, 1984.

4Paul-Claude Racamier, Les Schizophrènes, Paris, Payot, 2001, p. 68.

5Tiré entre autre de Bryan Chapel, Prêcher, l’art et la manière, Charols, Excelsis, 2009.

6Fred W. Meuser, Luther the Preacher, Minneapolis, Augsburg Publishing House, 1983, p. 13.

7Martin Luther, Concerning the Ministry [1523] dans Luther’s Works: Church and Ministry II, Philadelphie, Fortress Press, 1958, pp. 21-23 ; Defense and Explanation of All the Articles [1521] in Luther’s Works: vol. 32, Philadelphie, Fortress Press, 1958, p. 15.

8Jean Calvin, Commentaire sur Jean 10.4 ; Institution de la Religion Chrétienne, IV.1.v.

9Voir par exemple Charles Spurgeon, Lectures to My Students, Second Series, Londres, Passmore et Alabaster, 1882, pp. 179-192.

10Rick Warren, « The Purpose of Preaching », The Christian Post, 30 juillet 2008.

11Jean Calvin, Commentaire sur Jérémie 1:9.

12Matt McCullough, « Steve Jobs and the Goal of Preaching », 4 août 2013, 9Marks, http://www.9marks.org, consulté le 1 octobre 2020.

13Pour faire encore plus « concret », Jésus appelle cela de l’hypocrisie,