Chronique du mystagogue, 5
Chronique du mystagogue, 5

Chronique du mystagogue, 5

Ceci est le premier d’une série de posts “Chronique des mystagogues.” Vous ne savez pas encore ce qu’est un mystagogue ? Lisez cet article.

Jésus était un radical qui n’avait peur de rien. Jésus était un radical qui se battait contre tout : l’oppression, la pauvreté, l’hypocrisie, la religiosité. Jésus n’a pas hésité à tout abandonner, à tout sacrifier. Si vous êtes disciple de Jésus, vous devez être comme lui. Jésus revient bientôt, ne vous endormez pas. Soyez radicaux pour Jésus ! Sortez de votre zone de confort. La vie chrétienne, ce n’est pas attendre sagement le retour de Christ, mais tout laisser pour le suivre. La vie chrétienne c’est suivre Christ en agissant de manière radicale. Ce que Dieu recherche ce sont des chrétiens qui sont radicaux pour lui : des chrétiens qui pourront tout laisser pour aller en mission dans les pays les plus dangereux ; des chrétiens qui iront vivre avec les pauvres des ghettos des métropoles abandonnées ; des chrétiens radicaux qui nourriront les pauvres comme mère Teresa.

Sortez donc de cette habitude chrétienne, de cette tradition qui vous enferme et qui n’a rien à voir avec la foi que Christ est venu donner. Soyez radicaux comme Jésus, Paul, et les autres. Ce sont les chrétiens radicaux qui ont un impact sur le monde, un impact pour Dieu. Sortez de l’ordinaire d’une foi morte, et soyez animés par le feu et le zèle radical de Dieu !

Il y a un « nouveau » mouvement ces dernières années, un mouvement certes mineur en France mais qui est déjà assez fort outre-atlantique et qui fait parler de lui par certains ouvrages traduits en français. À cause des critiques ci-dessous, et par soucis de respect des auteurs, je ne citerais aucun des auteurs en question. D’ailleurs, les remarques qui suivent sont plus dirigées vers une interprétation populaire de ces ouvrages que vers les auteurs eux-mêmes. C’est malheureusement souvent le cas : en devenant populaire et à la mode, un tel mouvement est simplifié, et en étant simplifié il devient caricatural, et donc dangereux pour l’intégrité de l’évangile. Ce mouvement, c’est celui du « christianisme radical ». Être un « chrétien radical », c’est le nouveau mot d’ordre, même s’il est assez difficile de définir précisément ce que cela veut dire d’être « radical ». Le plus souvent ce « christianisme radical » post évangélique se caractérise par plusieurs traits :

(1) une condamnation du reste de l’histoire de l’église : l’Église n’a jamais auparavant, ou très peu, témoigné d’une fidélité à Christ ;
(2) nous nous sommes contentés de vivre notre vie sans obéir à l’envoi missionnaire ;
(3) nous devons montrer notre foi en agissant de manière radicale : en servant les pauvres, les opprimés, les affamés du monde.

Le « christianisme radical » exhorte tous les chrétiens à ne pas s’asseoir sur leurs lauriers et à ne pas se satisfaire du rêve « occidental » : bon travail, TV satellite et tout ce qui va avec, bonnes vacances une fois par an. Le « christianisme radical » exhorte tous les chrétiens à agir pour Dieu.

Une vie simple

Ce serait oublier plusieurs choses. De nombreux textes évangéliques (comprenez : tirés des évangiles) soulignent en effet la radicalité de l’engagement chrétien et les sacrifices que cela suppose. Suivre Christ ce n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Lorsque les « chrétiens radicaux » mettent l’accent sur ces mêmes textes (que je ne mentionnerai pas : vous les connaissez aussi bien que moi), ils veulent bien faire. Ils désirent ardemment que les disciples de Christ soient de vrais disciples : des chrétiens qui n’hésitent devant rien pour témoigner de cette foi qui transforme les vies. Ils veulent, avec le zèle intense du Seigneur, que les chrétiens sortent de leur « zone de confort ».

En cela ils veulent quelque chose de « bien » et de nécessaire., comme certains de leurs critiques l’ont reconnu à juste titre. En cela, ils peuvent être les instrument d’un brusque mais sain rappel à la réalité de la mission divine. Ils désirent de façon intense que ceux qui portent le nom de Christ lui soient fidèles en toutes choses. Ils désirent que les disciples de Christ démontrent leur allégeance au roi de gloire dans tous les domaines de leurs vies, et pas seulement de temps en temps. Être un disciple « radical » n’est en ce sens pas différent… d’être un disciple !

Mais ce serait oublier que le Nouveau Testament n’est pas composé que des quatre évangiles mais d’un ensemble de lettres adressées à des églises ou des individus. Parmi elles bien sûr, celles de l’apôtre Paul ont toujours eu une place privilégiée. Or, et c’est assez surprenant, de telles exhortations radicales sont moins présentes, ou moins évidentes, dans les lettres de Paul. Pire encore pour les « chrétiens radicaux », Paul semble même peu intéressé par faire de tout chrétien un « radical » qui partirait sur les routes. Par exemple, que dire du passage suivant en 1 Th 4 :

Pour ce qui concerne l’affection fraternelle, vous n’avez pas besoin qu’on vous écrive, car vous êtes vous-mêmes instruits par Dieu de façon à vous aimer les uns les autres ; c’est ainsi que vous agissez aussi envers tous les frères dans l’ensemble de la Macédoine. Mais nous vous encourageons, frères, à progresser encore, à mettre un point d’honneur à vivre en paix, à vous occuper de vos propres affaires et à travailler de vos mains, comme nous vous en avons donné l’injonction, afin que vous vous comportiez convenablement envers ceux du dehors et que vous n’ayez besoin de personne.

Paul nous exhorte à exceller toujours plus dans l’amour fraternel.

Sans vouloir jouer le réactionnaire, Paul semble bien s’adresser ici à des chrétiens, de vrais chrétiens, pas des croyants de seconde zone, à qui il recommande, non pas de tout laisser, de sortir de leur zone de confort, mais simplement, tout simplement de vivre fidèlement leur foi et à mettre en pratique cette foi, d’où l’exhortation à manifester extérieurement une vie de grâce et d’amour. À quoi Paul encourage-t-il donc les croyants de Thessalonique ? À participer à des implantations d’églises ? À partir nourrir les pauvres de Calcutta ? À partir dans les pays les plus nécessiteux pour « faire une différence » ? Non. Paul les exhorte, nous exhorte, à exceller toujours plus dans l’amour fraternel. Paul nous exhorte à démontrer la vérité de cette parole : « A ceci tous verront que vous êtes mes disciples : si vous vous aimez les uns les autres ».

Mais peut-être que cette simplicité de la vie humaine nous fait peur. Peut-être que ce n’est pas assez « extraordinaire » pour nous. Peut-être que simplement nous aimer les uns les autres n’est pas assez démonstratif, pas assez radical. Peut-être que trop souvent nous voulons plus de difficulté pour nous sentir vivants, pour nous donner de l’importance ? Faire de grandes choses, de choses un peu folles, « radicales » cela nous met en valeur, cela nous met en avant. Cela nourrit notre orgueil. Là est probablement l’un des dangers potentiels : nourrir cette satisfaction de nous-mêmes dont nous devons nous méfier à chaque minute de notre vie. Quoiqu’il en soit, ici Paul encourage simplement «  à vivre en paix, à vous occuper de vos propres affaires et à travailler de vos mains ». Une telle exhortation est bien loin des appels urgentissimes des « chrétiens radicaux ».

Cela dit, je ne pense pas que ceux qui surfent un peu sur cette expression de « chrétien radical » veuille mal… ou même fassent nécessairement mal. Je continue de penser que cette expression peut avoir des conséquences dramatiques en créant un gouffre béant entre des chrétiens normaux-radicaux et des… disons, des chrétiens de deuxième zone qui ne sont finalement pas vraiment des disciples. Cependant, je ne crois pas que ceux qui nous encouragent à avoir une foi toujours plus fidèle cherchent forcément la gloire personnelle. De ce que j’ai lu, je ne le pense pas. Malgré tout, le danger de l’orgueil est cependant toujours là. C’est l’une des tentations les plus insidieuses, l’une des armes les plus efficaces que l’Ennemi a dans son arsenal. C’est une tentation qui se cache souvent derrière la volonté de servir. Tout comme son maître, elle apparaît comme « ange de lumière ».

Pour l’apôtre Paul ce qui est nécessaire c’est de suivre, sans nécessairement partir. C’est suivre de cœur et de foi. C’est respecter et s’abandonner à une volonté de Dieu qui ne se révèle que progressivement. C’est être fidèle à la foi en Christ quel que soit les conditions, quel que soit l’appel. C’est être fidèle même si son appel ne se manifestera peut-être jamais autrement que par une vie chrétienne pleine en entière incarnée dans une vie somme toute ordinaire. Car ce n’est pas le caractère extraordinaire qui fait la valeur de la vie chrétienne mais son caractère ordinaire au sein duquel prennent racine la patience, la persévérance, la bonté, etc. Et surtout l’amour. L’amour fraternel en tout temps, en toutes choses, et pas seulement lorsque nous faisons des choses extraordinaires ! L’amour fraternel dans les situations les plus simples comme le changement des couches du dernier né, le soin porté à sa famille (et surtout à ses parents), ou encore la visite des frères et sœurs de l’église.

Alors qu’est-ce qu’un chrétien radical ?

Charles était un chrétien radical dont la foi radicale en Dieu l’a conduit à mener une vie très simple de cultivateur dans un coin perdu de la Drôme – dans mon coin perdu de la Drôme. Cela suffit pour faire de lui un chrétien radical. Qui rêverait de cette radicalité ? Personne. Pourquoi ? Ce n’est pas assez glorieux aux yeux des hommes. Heureusement, Dieu ne regarde pas aux paillettes. Charles était un chrétien radical car il venait radicalement aux réunions communautaires du Corps de Christ. Oui, en d’autres termes, il « allait au culte ». Tout simplement. Mais il ne venait pas par habitude ou automatisme. Cette communion était pour lui radicale. Exemple.

Un jour d’hiver – ne me demandez plus quand, ma mémoire est un désastre – Charles était avec nous dans notre grand temple, malheureusement assez vide. Ce n’est pas vraiment qu’il y avait des mètres de neige, mais que personne n’aime tellement sortir par un temps pareil. Et puis il faut déneiger la voiture, l’allée, etc. Vous comprenez… c’est quand même beaucoup trop de tracas pour seulement quelques heures de culte. Et puis, ne soyons pas légalistes, Dieu ne nous en voudra pas. Ce n’est pas comme si venir au culte était essentiel à la vie chrétienne… n’est-ce pas ?

Être radical c’est être en communion.

Charles, lui, pensait différemment. Charles était là. Le problème c’est que Charles ne conduisait pas : c’est sa sœur qui le conduisait d’ordinaire au culte. Mais sa sœur, ce dimanche neigeux, était malade, clouée au lit. Mais Charles était là : à plus de 70 ans, ce chrétien radical avait fait plus de 4 kilomètres à pied dans la neige, seulement pour être avec le Corps de Christ un dimanche de Sainte Cène. Être radical c’est être en communion. Charles était un chrétien radical. Pour lui, le rassemblement communautaire n’était pas une option. Venir nous rassembler, en tant que peuple du Ressuscité, était essentiel à la vie chrétienne. Rien ne l’aurait empêché de venir célébrer le Seigneur. Ni la neige, ni l’attaque cardiaque qu’il a eu un jour dans le temple.

Pour faire preuve d’un total chauvinisme drômois, pleinement assumé, je prendrais un deuxième exemple. L’église réformée dans laquelle j’ai grandi était décidément pleine de « chrétiens radicaux ». Sammy était un autre de ces chrétiens radicaux. Sammy n’a pas eu une vie très facile, en tous cas selon nos standards actuels. Subvenir aux besoins de sa famille dans la période de l’après-guerre, monter son entreprise dans une période où il fallait investir énormément de temps et d’énergie pour de maigres résultats. Et c’est sans compter les décès, notamment d’enfants en bas âge. Et malgré tout cela, Sammy est resté fidèle au Dieu de Jésus-Christ. Il n’est jamais parti sur les routes, il n’a jamais nourri les sans-abris ou les populations de pays « pauvres ». Il n’a pas non plus « fait des disciples ». Mais il a quand même été un chrétien radical en vivant sa foi, de manière simple, en toutes choses. Lorsque l’Église avait besoin de son expertise manuelle, il était là.

Le chrétien radical n’est donc jamais, jamais, défini par sa capacité à franchir ses barrières, à dépasser les frontières ni même à accomplir de « grandes choses » pour Dieu. Comme une autre réaction à ce nouveau « christianisme radical » l’exprime très bien : « Comment se fait-il que le commandement de Christ d’aimer Dieu et son prochain ne soit pas suffisant pour ces responsables d’églises ? Peut-être que les chrétiens sont simplement appelés à bien vivre et à inviter les autres à faire de même selon ce que Dieu a ordonné dans l’univers. »1 Certainement. En 1 Th 4, Paul nous encourage à ne pas délaisser notre vie quotidienne pour tous nous lancer dans des actions « spirituelles ». Paul nous exhorte à continuer notre vie quotidienne, fidèlement et dans la foi. Sans plus : d’où son appel un peu surprenant à nous occuper chacun de nos propres affaires car c’est dans la plus petite chose quotidienne que nous démontrerons notre fidélité à Christ. Ce n’est pas dans les grandes choses, ce n’est pas à travers des actions « radicales » que nous démontrerons notre foi mais dans les petites choses.

Il en va un peu comme de cette parabole en Luc 19.11-27. Les intendants fidèles à leur maître parti en voyage d’affaire sont ceux qui sont fidèles dans les petites choses et qui continuent fidèlement à s’occuper des affaires de ce maître. Ce n’est qu’après que de grandes responsabilités leur sont confiées. Le « christianisme radical » nourrit cette illusion selon laquelle nous démontrons notre foi par de grandes actions. En fait, nous démontrons notre foi en vivant la patience, la paix, et la persévérance de la foi. La foi dans les petites choses du quotidien : « J’essaie toujours de comprendre ce qu’il veut dire. Mes journées sont remplies de choses qui feraient mourir d’ennui (le pasteur X) : je change des couches. » Et oui : vous avez beau être, ou vouloir être, un chrétien « radical », lorsqu’il faut changer une couche, c’est difficile d’avoir l’air « radical ». Et pourtant, c’est lorsque nous vivons fidèlement et nous vivons l’amour fraternel que nous sommes vraiment radicaux.

Si parfois nous avons effectivement laissé notre foi se séparer de la pratique chrétienne, si parfois nous avons pu pouvoir croire sans vivre, l’inverse serait tout aussi problématique. Lorsque les « radicaux » critiquent l’église pour avoir parfois accepté le « rêve » de la classe moyenne occidentale en en faisant le consensus de la vie chrétienne … la tentation serait maintenant de faire du rejet de cette même « classe moyenne » le critère de la vie chrétienne. C’est parfois ce que certains semblent sous-entendre. Et c’est là l’erreur.

L’illusion de l’influence personnelle

Mais il y aurait un autre danger potentiel à vouloir prendre au pied de la lettre les appels à la « vie radicale ». Ce danger, c’est l’illusion de pouvoir « avoir un impact pour Dieu ! » Bien sûr c’est assez tentant ! Imaginez-vous faire quelque chose qui change le cours de l’histoire de l’Eglise. Ou imaginez prendre part à ce grand mouvement radical qui transformerait la mission et l’évangélisation chrétienne. Imaginez être dans cette nouvelle génération qui va tout changer, cette génération qui va transformer l’église pour la rendre plus radicale et authentique. Quelle responsabilité ! À partir de ce moment, on vous promet que vous allez être la génération qui va ranimer le « feu » de l’Église afin de l’envoyer dans la mission. Excitant, n’est-ce pas ?

De toute façon, il faut toujours qu’il y ait des flammes quelque part. Dans votre cœur, au sein de cette génération, dans l’Église. Il faut que quelque chose parte en flammes. La question c’est de savoir si ce feu est un feu de forêt dévorant ou un maigre feu de paille. Malheureusement, il me semble que c’est souvent plutôt un feu de paille. Peut-être est-ce aussi pour cela que tous les dix ans, on nous promet une nouvelle génération « en feu pour Dieu ».

Mais en prenant la gloire de Dieu comme prétexte à nos actions, ne sommes-nous pas précisément en train de faire l’inverse de ce que souhaitons ? À force de prétendre que nous faisons de grandes choses pour Dieu ou que nos actions radicale servent le royaume de Dieu, ne risquons-nous pas de prendre le nom de Dieu en vain ? Il y a plusieurs décennies, Jean Brun avait déjà identifié le paradoxe incroyable qu’il y avait à essayer de faire du christianisme radical une condition de la foi. En faisant ainsi, en justifiant toutes nos actions, mêmes les plus spirituelles en invoquant la « mission » de Dieu, nous risquons, affirmait-il, de prendre le nom de Dieu en vain.

Pour le dire d’une autre manière, le « christianisme radical », en vous encourageant à toujours « faire plus » risque de devenir une nouvelle religion des œuvres. Et en se popularisant, ce mouvement pourrait malheureusement en arriver à sous-entendre que les « vrais » chrétiens sont ceux qui font des actions radicales et que ces actions sont la condition, ou la mesure, de notre foi. Arrivés là, il y a un mot qui vient à l’esprit : légalisme. Mais nous devons faire prendre garde à ne pas trop facilement accuser un frère ou une sœur en Christ de légalisme car c’est une accusation très grave. Je ne suis pas le seul à me demander si ce mouvement « radical » n’est pas un peu légaliste. C’est une question légitime à mon sens ; mais une question à laquelle nous devons faire attention. Comme le rappelle l’un des auteurs du Gospel Coalition : « Le légalisme est une sérieuse accusation, comme la lettre aux Galates le montre clairement… le légalisme est une accusation trop facile à faire, et une accusation difficile à prouver. Et toute accusation injustifiée est elle-même mauvaise—une autre sorte d’erreur, mais une erreur néanmoins. »2

Je le rappelle une fois encore : les livres que j’ai lus sur les « disciples radicaux » tombent rarement dans ce travers parce que les pasteurs qui les écrivent sont mesurés, plein de sagesse, et ont le souci à la fois d’une vie fidèle et exigeante, mais aussi le souci de l’unité de l’Eglise. Mais cet équilibre redoutable peut vite être oublié ! Prenons donc garde à ne pas accuser trop facilement de légalisme, mais prenons garde aussi à ne pas mettre un fardeau tout à fait inutile sur les épaules des autres croyants.

Amour et grâce

Ce problème qui apparaît cependant plus clairement lorsque je lis certains blogs ou posts. Trop souvent article de blog sur le « disciple radical » va vous convaincre que vous ne pouvez pas être chrétien si vous n’avez pas, pendant une période de votre vie, habité dans les bas quartiers de votre ville, servi dans un orphelinat dans un pays du « monde majoritaire », ou littéralement tout abandonné pour servir Christ (même si ce n’est que quelques mois), ou tout simplement agit d’une manière « radicale ».

Le problème… c’est que le radical ne l’est jamais assez ; et donc vous ne pouvez pas assez faire pour être chrétien. Trop souvent pour les chrétiens radicaux, « être chrétien » c’est faire. Votre vie chrétienne est définie par vos actions. Pas par votre identité en Christ. Le danger, c’est de définir votre identité à travers vos actions. Le grand danger c’est que cette être définit par l’action nous dirige naturellement vers une foi chrétienne définie tout d’abord par ce qui est fait. Nos actions déterminent alors notre foi. Et si votre vie chrétienne est définie par vos actions, vous pouvez bien plutôt être Catholique Romain, car au moins vous avez des siècles de tradition, de mission et de solide théologie derrière vous. Mais dans tous les cas vous risqueriez (je souligne le conditionnel) de tomber dans un nouveau légalisme. Soit notre identité est liée à nos œuvres, soit notre identité est liée à Christ. Voilà : là le choix est radical.

Le danger, c’est de définir votre identité à travers vos actions.

Mais si notre identité spirituelle et personnelle est trouvée en Christ seul, il nous faut conclure que la radicalité chrétienne se trouve en autre chose que les « actions radicales » qui nous sont conseillées. Ou plutôt, que la seule action radicale est toute autre. C’est celle d’aimer vos frères et sœurs en Christ, et par ce débordement d’amour et de grâce, être témoins de l’amour de Dieu en Christ. L’amour : la seule action radicale—qui n’en est pas une. La seule attitude radicale, la seule manière d’être radicale. Car en fin de compte, être chrétien ce n’est pas faire, c’est être. Notre être transformé, est caractérisé par l’amour. Et puisque nous parlons d’amour chrétien, d’amour fraternel, notons que cet amour est sans frontières. Le chrétien aime tout le monde—particulièrement ceux qui sont aussi en Christ.

Mais lorsque je lis les critiques que les « chrétiens radicaux » font des autres chrétiens vivant dans les banlieues plus ou moins aisées, je ne peux m’empêcher de me demander si ces critiques ne cachent pas un profond rejet de ces frères et sœurs en Christ qui ne sont pas « radicaux ». Rejet et donc, peut-être, manque d’amour ? Se pourrait-il que le « chrétien radical » choisisse qui il aime. Le « chrétien radical » ira bien sûr dans les pays les plus pauvres, les plus difficiles. Mais ira-t-il servir une église « de classe moyenne », une église de couche sociale « aisée » ? Il ira servir les communautés pauvres, oui. Mais pas les autres. Il ira servir les pays défavorisés, mais ira-t-il servir les petites églises de la campagne française réduites à 10 ou 12 membres. Non.

Pourquoi ? Parce qu’il y a plus de gloire personnelle à retirer du soit-disant radicalisme chrétien qui va dans des pays pauvres pour servir dans les quartiers abandonnés que d’aller servir une église minuscule abandonnée de tous, sauf de Dieu. En cela ils reproduiraient la même erreur que ces églises qu’ils critiquent pour ne pas servir les pauvres. Chacun choisit de restreindre son service aux communautés qu’il estime plus importante. Et tous, nous nourrissons notre désir de gloire. Nous voulons nous amasser des trésors dans les cieux en accomplissant de grandes choses en oubliant que le plus petit de nos frères est d’abord celui qui est à notre porte et que nous oublions allègrement et sans aucun remord.

Laissez-moi oser : il est peut-être même plus facile de servir de la soupe à un sans abri que d’aimer cet autre croyant que vous ne supportez pas … pour de multiples raisons toutes aussi insignifiantes les uns que les autres. Mais le sans abri, vous n’avez pas vraiment à faire à lui. Vous n’avez pas à supporter ses mauvaises habitudes de dimanche en dimanche, ou à l’écouter se plaindre des mêmes chants qu’il n’aime pas. Ce membre de l’église, vous devez vivre avec. Et tout de suite c’est plus difficile. Impossible même, parce qu’il vous faudra vous confesser l’un à l’autre, vous pardonner l’un l’autre, vous réconcilier l’un l’autre, être en paix parfaite l’un avec l’autre. Autant dire, être image de Christ l’un pour l’autre.

La zone de confort des « chrétiens radicaux » est un lieu de pauvreté et de grande difficulté. Mais il est tout aussi difficile de sortir de cette zone de confort que pour d’autres « de sortir et d’aller » dans des zones d’extrême pauvreté. C’est le problème de la zone de confort : nous en avons tous une. Même lorsque cette dernière est une « zone radicale ». Un « chrétien radical » doit lui aussi trouver l’humilité de sortir de sa zone de confort pour aller aimer ceux qui sont différents. Difficile pour un « chrétien radical » d’aller servir une église dans un quartier « aisé », sans jugement, sans condescendance… sans juger cette église !

Nous avons tous la même tendance : nous nous conformons à certaines attentes et nous nous conformons à une certaine division sociale que l’Église se doit pourtant de dépasser. « Chrétien radical » ou pas, nous avons tous le même appel : aller par toute la terre, en oubliant aucun terrain, aucun quartier, aucun groupe socio-économique, en étant toujours prêt à être dirigé par Dieu vers un « champ de mission » totalement différent.

Oui il en faut, une certaine dose de courage et de sacrifice, pour aller s’occuper des enfants des bidonvilles d’un monde en déroute. Oui il en faut, une certaine dose de courage et de sacrifice, pour tout laisser et aller sur les terrains missionnaires les plus difficiles. Mais le courage et le sacrifice ne font pas nécessairement l’amour.

« Quand je distribuerais tous mes biens, quand même je livrerais mon corps pour en tirer fierté, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert à rien. » (1 Co 13.3) Quand j’agirai de la manière la plus radicale possible, si je n’ai pas l’amour, je ne suis d’un son creux.

Il faut le reconnaître : nous pouvons aller « servir Christ » dans les pires conditions, non pas par amour, mais par auto-satisfaction, orgueil, gloire personnelle, ou sens légal d’obligation. Mais ce n’est ni le sacrifice ni le courage, pas même l’obéissance radicale qui sont la marque essentielle d’un disciple de Christ. Ce n’est, j’en suis fortement convaincu au risque d’en faire un blasphème pour certains radicaux, que ce n’est pas le « Suis-moi » mais le « Aimez-vous les uns les autres » qui est l’essence du discipulat.

Une fois encore, c’est cela l’exhortation principale du Nouveau Testament. Ce n’est pas la radicalité de la vie pauvre, missionnaire, etc. La caractéristique de la vie chrétienne n’est pas d’« être radical » mais d’être remplis d’amour fraternel. Le caractère de la vie chrétienne, ce qui la distingue, la démontre comme étant réellement vivante, c’est l’amour fraternel. Une fois encore : « Aimez-vous les uns les autres … comme je vous ai aimés ». Quoiqu’il faille encore se mettre d’accord sur l’identité du « vous » dans le « Aimez-vous les uns les autres ». Au vu des textes néo-testamentaires portant sur ce sujet (notamment dans les lettres de Jean mais aussi dans les évangiles, Luc compris, et dans les Actes), ce « vous » est un « vous communautaire » spécifiquement adressé à ceux qui se réclament de Christ et qui déborde ensuite vers tous ceux que nous rencontrons, attirant ainsi nos contemporains à la grâce de Christ.

La manifestation de cette radicalité est l’amour fraternel.

Pour terminer, je ne souhaite pas sous entendre que ce que propose le « christianisme radical » est mauvais. Certainement pas. Oeuvrer pour une entraide, pour la justice et l’amour incarnés dans une vie totalement consacrée à Dieu : je ne peux que souscrire. Je crois même que dans beaucoup de cas, ils vivent et proposent quelque chose que nous avons tendance à oublier. La foi chrétienne est radicale ; la grâce est radicale. Mais la manifestation de cette radicalité c’est que l’amour fraternel est dirigé vers tous ceux qui croient en Christ, quelle que soit leur origine ethnique ou leur « catégorie » socio-professionnelle. L’amour fraternel est radical.

Le problème n’est donc pas tant ce que le « christianisme radical » propose que la manière dont ils en font le critère d’évaluation de la vie chrétienne. Reprenons simplement quelques points fondamentaux. Ce qui est radical, c’est Christ. Être radical, c’est être en Christ, c’est vivre en Christ. Le reste qualifie notre fidélité ou infidélité à la vie en Christ, mais cela ne qualifie pas notre foi elle-même. Être un « chrétien radical », ce n’est pas mener une vie chrétienne radicale, car être chrétien est déjà quelque chose de radical : c’est être passé du royaume des ténèbres à celui du Fils de la Lumière, au royaume du Père en qui il n’y a pas d’ombre de variation. Être un chrétien radical c’est passer d’une opposition à Dieu à un statut de fils adopté ! Quelqu’un veut faire plus radical ?

En faisant plus radical nous risquons de transformer une foi radicale en vie légaliste. Et nous devons, absolument, nous rappeler une chose :

« Je pourrais vendre tous mes biens et les donner aux pauvres,
Je pourrais partir aux extrémités de la terre pour servir les pauvres ;
Si je n’ai pas l’amour,
Je ne suis qu’une vieille casserole qui résonne. » (1 Co 13.3)

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Notes :

1 Anthony Bradley, « The ‘new legalism’ », 5 avril 2013, World Magazine, http://www.worldmag.com, consulté le 2 février 2019.
2 Ray Ortlund, « Accusations of legalism », 14 mai 2013, Gospel Coalition, en ligne http://thegospelcoalition.org, consulté le 25 août 2013.
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