Recension de Thomas Nagel,  “Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False”, New York, Oxford University Press, 2012, 128 pp.
Recension de Thomas Nagel, “Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False”, New York, Oxford University Press, 2012, 128 pp.

Recension de Thomas Nagel, “Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False”, New York, Oxford University Press, 2012, 128 pp.

Thomas Nagel, professeur de philosophie et de droit à l’université de New York, dont les domaines d’expertise sont la philosophie de la conscience aussi bien que la philosophie politique1, signe avec son dernier Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False un ouvrage relativement important dans les débats actuels touchant à l’approche matérialiste de l’évolution. D’ailleurs ce livre a causé une petite controverse comme certaines recensions en témoignent2. Du côté des recensions extrêmement négatives, notons celle de Wes Aslan ou celle de Brian Leiter and Michael Weisberg cyniquement intitulée « Avez-vous vraiment un cerveau ? À propos de Thomas Nagel ». Pour ces critiques, ce seul livre sert à discréditer l’ensemble des philosophes. À lire cette recension, on peut se demander quelle place la science actuelle accorde à la diversité d’opinion. À lire certains titres de ces recensions, on peut se demander si il est encore possible de prendre au sérieux quelqu’un avec qui nous sommes en désaccord. Il fut un temps (béni?) ou même en désaccord profond, il y avait un respect et une appréciation mutuelle3. Je suis profondément reconnaissant que Nagel ne soit pas aussi hautain que nombre de ses critiques.

mindandcosmos_nagelCe livre par d’un double constat : (1) l’existence de la conscience et de la pensée (en anglais the mind) et (2) le fait que l’existence de la conscience « n’est pas un problème local qui ne concernerait que la relation entre la pensée, le cerveau, et le comportement dans les organismes vivants (animaux), mais que ce problème influence la compréhension de tout notre cosmos et de toute son histoire » (p. 3). Avec le but qu’entretien le livre – montrer qu’une perspective purement matérialiste de l’évolution ne peut pas rendre compte de l’existence de la conscience – commencer ainsi était certainement l’un des meilleurs moyens de procéder. Cela établit, de la part de l’auteur, la conviction que le problème auquel nous sommes confronté n’est pas anecdotique mais qu’il mérite d’être considéré à fond. Ce problème mérite que nous prenions toute la mesure des questions subsidiaires qu’il pose.

Bien sûr ce point de départ dépend aussi dans une certaine mesure de la définition de la « philosophie » (de la pensée, de l’esprit) adoptée par Nagel. Ce qui me semble intéressant, c’est qu’il identifie l’une des tâches essentielles de la philosophie comme étant l’exploration et l’identification des limites de notre connaissance, ici de notre connaissance scientifique. Cela pourrait surprendre. La philosophie n’est-elle pas une science et en ce cas n’a-t-elle pas comme objectif de déterminer ce que nous savons et pouvons savoir ? En partie. Mais en partie seulement. C’est là que le point de départ de Nagel se rapproche de l’étymologie première de « philosophie » : l’amour de la sagesse, et la sagesse, dans son sens biblique, n’est-ce pas aussi (ou essentiellement) de savoir identifier et garder nos limites ? Mais nous sommes ici déjà dans des considérations qui vont au delà du livre en question.

Mind and Cosmos, avec ses petites 128 pages est divisé en quatre chapitres (excluant l’introduction et la conclusion) : traitant de « l’antiréductionnisme », de la conscience, de la cognition, et des valeurs. Sur ce point, Nagel semble aller plus loin que certains apologètes car dès l’introduction il ne fait aucun doute que pour lui « l’orthodoxie présente [de l’évolution] qui traite de l’ordre cosmique est le produit de présupposition fondamentales qui n’ont pas de justification et qui sont contredits par le sens commun » (p. 5). D’où la conclusion qui sera développée dans les quatre domaines mentionnés : « il est hautement non-plausible que la vie telle que nous la connaissons soit le résultat d’une séquence d’ « accidents » physiques couplés avec le mécanisme de la sélection naturelle » (p. 6).

Dans chaque chapitre, l’objectif de Nagel est transparent : montrer que le matérialisme « naturaliste », comme le dirait Alvin Plantinga, ne peut pas parvenir à une explication complète de notre univers. Mieux : sur ce fondement matérialiste, l’existence même de la pensée demeure par nécessité un mystère. Par soucis de ceux qui souhaiteraient lire ces quelques pages très pertinentes, je ne me lancerait pas dans un compte-rendu détaillé de tous les arguments avancés par Nagel ; d’autres recensions sont disponibles sur internet et certaines présentent très bien ces derniers. Quelques mots, par contre, sur certaines grandes conclusions.

Lorsqu’il en vient à une discussion de la conscience, sujet dans lequel il excelle, Nagel semble identifier comme problème principal de l’évolutionnisme matérialiste l’existence de l’intentionnalité de la pensée et donc de la conscience. Cette intentionnalité des actions, qu’il tient pour bien réelle, ne peut pas être la conséquence unique de la seule matière, ou elle ne serait plus « intention » (la théologie dirait-elle « volition »?) Si nous adoptons une posture purement matérialiste, confirme Nagel, alors le lien entre intentionnalité, pensée et action, demeure un mystère incompréhensible.

Les questions que pose Nagel à la position évolutionniste « orthodoxe » (expression utilisée par Nagel, je précise) sont simples4 : « Comment rendre compte de l’existence de la pensée ? » Ou encore « Sur la base de votre présupposé réductionniste, comment expliquer que le monde soit intelligible ? » Ou encore « Les choses que nous comprenons du monde sont-elles vraies en elles-mêmes ou dépendent-elles des processus chimique de notre cerveau ? »5 Ou enfin, à propos de ce qu’on appelle les « lois naturelles » : « Du moment que ces lois fondamentales ne sont pas en elles-mêmes nécessairement vraies, la question demeure : pourquoi demeurent-elles ? » Toutes ces questions peuvent aussi être posées par des apologètes.

Au delà des arguments avancés dans les autres chapitres, un autre aspect fascinant de Mind and Cosmos, c’est de voir un philosophe athée du calibre de Nagel remettre en cause le dénigrement du « dessin intelligent » présenté par Michael Behe ou Stephen Meyers. Alors que des lobbys chrétiens comme BioLogos essaient de démontrer que le « dessein intelligent » n’a rien de scientifique, Nagel souligne les forces d’une telle approche, y compris le poids des arguments scientifiques qui ont, de son point de vue, le mérite de prendre en compte toutes les dimensions, et mystère !, de notre cosmos. Certes, Nagel ne défend pas une position théiste et se sépare même très nettement de ce qu’il considère comme étant deux extrêmes : le matérialisme évolutionniste (ou réductionnisme) et le théisme – ou ce qu’il appelle « interventionnisme », le Dieu qui intervient dans le monde6.

Quelle portée pour l’apologétique ? Quatre sont à retenir :

(1) Tout d’abord, si nous acceptons, après avoir lu ce livre, les grands arguments de Nagel, nous devons nous méfier du rejet pur et simple du « dessein intelligent » comme n’étant en aucun cas une argumentation scientifique. Non pas que Nagel s’associe au « dessin intelligent », loin de là7. Mais Nagel voit dans la critique trop facile du « dessein intelligent » une capitulation inconditionnelle aux présupposés du réductionnisme matérialiste qui est l’un des fondements de « l’évolutionnisme classique ». Cette critique il est à mon sens nécessaire de l’entendre : cela sert de juste rappel pour ceux qui joueraient le jeu matérialiste un peu trop sérieusement.

(2) Nous devons aussi prendre conscience qu’un évolutionniste athée n’est pas nécessairement matérialiste, ce qui certainement en étonnera plus d’un. Mais si nous y réfléchissons un peu, c’est tout à fait logique : l’athéisme, à strictement parler, ne fait qu’affirmer qu’il n’y a pas de dieux ou de divinités, pas même de « force supérieure » présidant aux destinées humaines. Cela signifie-t-il pour autant que seule la matière existe ? Pas nécessairement. Il peut y avoir une dimension spirituelle qui fasse partie de la nature, sans qu’elle soit divinisée. Il peut y avoir aussi un « spiritualité » quasi intrinsèque à l’être humain. Je me demande parfois si ce n’est pas la direction dans laquelle devrait aller la « spiritualité sans dieu » d’un André Comte-Sponville8.

(3) Le réductionnisme matérialiste (la réduction de toutes choses à une réalité, une existence, matérielle) est une vision du monde (l’auteur lui-même utilise cette expression désormais classique) qui ne pourra jamais rendre compte de la réalité dans laquelle nous vivons. Ce principe est en lui-même significatif : c’est par exemple l’un des principes essentiels à l’apologétique telle que nous la concevons à la Faculté Jean Calvin.

(4) La métaphysique poursuit son grand retour dans la philosophie contemporaine. Après avoir été dépassée par l’épistémologie puis par la philosophie du langage et ensuite des sciences, la « physique après la physique » revient sur le devant de la scène. Enfin, elle essaie.

Car Nagel ne présente pas qu’une analyse philosophique d’une question difficile (la conscience), mais il défend aussi une conviction philosophique un peu inhabituelle pour un philosophe athée en ces temps hypermodernes : la conscience fait partie intégrante de la nature humaine. Affirmation classique pour certains, beaucoup moins dans une philosophie marquée par la déconstruction et le réductionnisme matérialiste à la Dawkins. Une bonne partie de l’intérêt de Nagel pour ces questions est finalement de montrer que la science ne s’intéresse pas au « comment » mais que la science s’intéresse à ce qu’est la matière9. Par contraste, la métaphysique se pose la question de savoir « ce qui existe ».

Avec toutes ces considérations positives, certains se demanderont peut-être si nous devons prendre les arguments de Nagel comme étant de bons « outils » apologétique. Un mot d’avertissement est nécessaire : ce n’est pas parce que Nagel tient pour problématique la version classique de la théorie de l’évolution que sa position conduit par conséquent au théisme biblique, loin de là. S’il en voit les mérites, Nagel ne laisse aucun doute quant à son rejet de ce théisme (p. 22) lui préférant une forme de justification matérielle aux lois naturelles. Ainsi, certains créationnistes prendront garde à ne pas trop rapidement invoquer Nagel dans leur rejet de « l’orthodoxie évolutionniste ». Dans tous les cas, ces conclusions exigent que nous ne catégorisions pas trop rapidement les positions scientifiques des créationnistes ou des évolutionnistes athées, ce que nous avons tous tendance à faire, surtout à l’intérieur de nos milieux chrétien très fermés.

En poussant les choses un peu plus loin, nous pourrions nous demander quelles sont, finalement, les différences fondamentales entre le réductionnisme matérialiste qu’il rejette et sa volonté de justifier « naturellement » l’existence de la conscience ? Je ne suis pas certain, qu’en fin de compte, il le puisse10. Ou plutôt, je suis convaincu qu’il ne le peut pas car l’existence de la conscience ne peut être que le résultat de la création « analogique » d’une conscience personnelle transcendante, le Dieu trine. La « téléologie » qu’il tente de proposer ne peut donner un sens ou direction au cosmos tant que cette direction n’est pas initiée, ce qui semble exiger l’existence d’une intentionnalité qui préside au cosmos. Ceci est finalement assez ironique vu l’accent mis sur ce thème de l’intentionnalité dans le chapitre sur la conscience. La critique de « l’orthodoxie darwinienne » que propose Nagel est pertinente et percutante (« percunente » ?), malheureusement elle ne peut répondre au problème fondamental qu’elle identifie.

À mon sens, la question finale à laquelle nous sommes confrontés dans la conclusion du livre de Nagel est celle-ci : à cause de toutes nos limitations cognitives (dues à notre nature humaine et aux conséquences du péché sur notre compréhension), pouvons-nous savoir que quelque chose est vrai ? En des termes plus théologiques : en dehors d’une révélation cohérente, compréhensible et descriptive du Dieu créateur, pouvons-nous vraiment savoir quelque chose de la réalité dans laquelle nous vivons ?

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Notes :

On consultera avec intérêt une recensions théologique de cet ouvrage sur le site de Reformation21.

1 Cf. Equality and Partiality, Oxford University Press, 1991 ; Other Minds: Critical Essays, 1969-1994, Oxford University Press, 1995.

2 Wes Alwan, « Evolution is Rigged! A Review of Thomas Nagel’s Mind and Cosmos », The Partially Examined Life, 7 février 2013, http://www.partiallyexaminedlife.com, accédé le 3 décembre 2013 ; Brian Leiter and Michael Weisberg, « Do You Only Have a Brain? On Thomas Nagel », The Nation, 22 octobre 2012, http://www.thenation.com, accédé le 3 décembre 2013. Du côté plus positif, cf. Maria Popova, « Mind and Cosmos: Philosopher Thomas Nagel’s Brave Critique of Scientific Reductionism », Brain Pickings, http://www.brainpickings.org, accédé le 3 décembre 2013. D’autres recensions hésitent à se positionner comme la double recension de P. N. Furbank et Louis B. Jones, « Two Perspectives on Thomas Nagel’s Mind and Cosmos », Three Penny Review, http://www.threepennyreview.com, accédé le 3 décembre 2013.

3 Voir l’étrange amitié qui liait G.K. Chesterton, célèbre auteur chrétien, avec H.G. Wells et G.B. Shaw.

4 Enfin, « simples »… Bien sûr, certains des arguments avancés, ou seulement évoqués par Nagel, demanderaient une connaissance un peu plus avancée de domaines comme la psychophysiologie. Mais passons.

5 Question que posait déjà alvin Plantinga dans sa « trilogie » sur la justification rationnelle de la croyance. Cf. par exemple Warrant and Proper Function, New York, Oxford University Press, 1993.

6 À certains moments, Nagel semble être prêt à considérer comme plausible un théisme « non interventionniste » pour lequel, une fois l’acte créateur terminé, Dieu n’interviendrait plus dans sa création. L’étiquette utilisée par Nagel peut étonner, d’autant plus qu’il y a finalement une expression pour caractériser cette perspective : le déisme.

7 Comme le souligne fortement l’une des recensions les plus pertinentes à ce jour, celle de H. Allen Orr, « Awaiting a New Darwin », The New York Review of Books, 7 février 2013, http://www.nybooks.com, accédé le 2 décembre 2013.

8 André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme : Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.

9 Je pense que par conséquence Nagel rejetterait la distinction souvent faite : la science parle du « comment » et la religion du « pourquoi ».

10 C’est aussi la conclusion de Louis B. Jones, « Two Perspectives on Thomas Nagel’s Mind and Cosmos »

Copyright (C) 2013 Yannick Imbert
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