La crucifixion à travers les siècles
La crucifixion à travers les siècles

La crucifixion à travers les siècles

Il y a six ou sept ans, j’avais proposé un séminaire de Master sur les représentations de la croix. En cette fin de semaine sainte, j’offre dans ce post quelques-unes de ces représentations… au fil des siècles. Ce qui est fascinant avec l’évolution de ces représentations, c’est non seulement la diversité artistique, mais la signification dont la crucifixion est investie : de foi et d’adoration, de maîtrise artistique, de revendication sociale et politique. A chaque époque, la représentation de la crucifixion nous dit quelque chose des aspirations, espoirs, dé-espérances, de nos sociétés. Mais je m’arrête là afin de ne pas faire un trop long résumé de ce séminaire.

Rapidement dans les premiers siècles, la croix passe d’un objet de dérision (Alexaminos), voir de honte, à un symbole revendiqué d’appartenance à la nouvelle foi. Dans certains cas, comme celui des gemmes de la crucifixion, nous sommes en présence d’une représentation probablement “païenne” de la crucifixion, accompagnée de mots espérés magiques. Ce n’est plus alors le signe d’appartenance qui nous frappe, mais celui d’une confiance mise en un objet qui, parce qu’il représente le Dieu crucifié des chrétiens est investit de pouvoirs de protection ou de bénédiction. Cela témoigne bien sûr d’une présence accrue, ou même plus acceptée, des chrétiens au sein de l’empire. De même les sarcophages “chrétiens” témoignent de la présence culturelle de la nouvelle foi.

Trois moments artistiques s’enchainent alors : le Christ triomphant, souffrant, et patient. Les Christus triumphans sont les premiers type de représentation du Christ sur la croix qui se répandent. Ils apparaissent au 5ème siècle et témoignent de l’évolution de la considération du supplice du Christ : il est là, toujours vivant, bravant la mort, comme ci cette dernière n’avait aucune prise sur lui. Se développe ensuite la figure du Christus patiens : la plupart de ces crucifix apparaissent vers le 10e-12e siècles, en particulier dans l’iconographie orthodoxe. Avec la pré-renaissance italienne nous observons une humanisation de Christ, qui devient le Christus dolens, parfois représenté dans un environnement “naturel.” Le soucis porté à la souffrance humain de Christ témoigne d’un mouvement qui ouvrira l’intégration de considérations plus contemporaines (ou naturelles) à la représentation de la crucifixion.

Bien sûr ces trois représentations couvrent une longue période de temps et se chevauchent plus qu’ils ne se succèdent. Ils se superposent aussi à de nouveaux types de représentations, ainsi que de nouveaux types de supports. La prochaine série représente l’évolution de la crucifixion à travers la période médiévale, jusqu’à la Renaissance. L’apologète Francis Schaeffer a vivement critiqué le passage de la représentation médiévale à celle de la renaissance qui, pour lui, a naturalisé la crucifixion au prix de sa dimension théologique et spirituelle. Pour Schaeffer la “nature” prendra le pas sur la “foi.” Il est vrai que graduellement l’art devient séparé de la dévotion, c’est à dire de l’objet qu’elle représente. La crucifixion devient une représentation obligée pour tout artiste qui se respecte (comme à un certain degré c’était le cas aussi auparavant).

Avec le romantisme, nous nous arrêtons sur des représentations qui veulent nous faire revenir à l’inexprimable de la foi, à l’inexprimé de la croix. Les traits ne sont plus clairs, les couleurs se mêlent d’autant plus. Ce n’est pas par manque de technique artistique. c’est un choix philosophique et conscient qui est fait. La croix est exprimée par ce qu’elle a d’insaisissable. C’est ce que nous voyons dans le contraste radical entre obscurité-lumière dans la crucifixion de Pierre-Paul Prud’hon. Le contraste se saisit même du corps du Christ et transmet l’émotion que Prud’hon essayait d’exprimer. Nous sommes saisis par la douleur visible que Marie ressent dans le coin inférieur droit. Bien que très sombres, plus de figures sont aussi visibles en arrière-plan Maintenant que Jésus a été crucifié, le monde est encore rempli d’obscurité.

Avec l’impressionisme, le post-impressionisme et les pré-Raphaélites, nous entrons dans un page pas tout à fait nouveau, mais au miminum dans des représentations qui parfois se veulent un retour au symbolique. L’attention au détail “naturel” est parfois toujours présent (Degas) mais le symbole même que véhicule la crucifixion est central (Redon, Gauguin). Parfois même cela conduit à des choix radicaux, uniques, comme cette crucifixion de Tissot sans croix, sans corps, sans ombre du crucifié… vue à travers les yeux du crucifié. Représentation unique, c’est le cas de le dire !

L’arrivée de l’expressionnisme annonce de nouvelles normes dans la production et l’évaluation de l’art. L’art se doit maintenant d’être essentiellement “expulsion” du sentiment artistique de l’auteur plutôt qu’une représentation du monde externe. Les expressionnistes souhaitaient s’exprimer de la manière la plus créative possible, mais plus que cela, ils voulaient rester fidèles à ce qu’ils étaient à la fois comme artiste et comme être humain. L’humanité à travers la croix, pourrait être le slogan expressioniste… si jamais un tel résumé était envisageable !

Au 20e siècle, le symbolisme inhérent de la croix “explose”… en particulier pour les artistes de guerre comme Graham Sutherland. Dans ses tableaux de la résurrection, il cherche à dévoiler la terrible réalité de la mort par crucifixion par d’autres moyens. Il a cherché à éviter une obsession purement physique et pourtant à ramener à sa génération ce que la Crucifixion implique. Dans certaines représentations les mains de Christ sont telles des griffes qui tentent d’agripper le monde de violence qui l’entoure, sa cage thoracique et ses membres sont déformés.

Pour Sutherland, « la crucifixion est le plus tragique des thèmes et inhérent à cette dernière est la promesse du salut. » Cette citation pourrait résumer la représentation artistique de la crucifixion : dévoilement et promesse. Dans un monde fait d’art, la croix demeure le symbole par excellence de témoignage de notre foi.