Comment “diriger” des statistiques
Comment “diriger” des statistiques

Comment “diriger” des statistiques

Il y a quelques jours, le New York Times a publié un article “White Evangelical Resistance Is Obstacle in Vaccination Effort” rapidement reprit par le Courrier international : “Résistance. Aux États-Unis, les évangéliques blancs rechignent à se faire vacciner contre le Covid-19.”

Les titres vous diront tout ce que vous devez penser : les “évangéliques blancs” vont encore des leur. Et cette fois-ci ils mettent la population mondiale en danger parce qu’ils refusent de se faire vacciner. Au-delà du débat sur le vaccin, je voudrais commenter sur la manière dont les deux articles veulent montrer que les “évangéliques blancs” sont un risque pour la santé publique.

Tout d’abord, l’article s’appuie sur une statistique : 45% des “évangéliques blancs” ont l’intention (probable ou certaine) de ne pas se faire vacciner. Toute l’argumentation de l’article est basée sur ce chiffre. D’où le titre pour cette partie de l’article du Courrier international : “un défi pour le pays”.

L’article ne donne cependant pas une vue globale de cette statistique. Ainsi, ce chiffre ne peut pas être compris ou bien mesuré s’il n’est pas comparé, par exemple, au pourcentage de protestants (tout confondus) qui n’ont pas l’intention de se faire vacciner (36%). Les protestants afro-américains n’ont, quant à eux, pas l’intention de se faire vacciner à hauteur de 33%. Ramené à des chiffres plus facilement visualisable : 9 évangéliques blancs sur 20 ; (quasi) 7 africains-américains protestants sur 20… Oui, il y a une différence. Mais est-elle aussi imposante, marquante, traumatisante, que le suggère l’article ? A mon avis, non.

D’ailleurs l’article utilise ce chiffre (45%) pour sous-entendre que les “évangéliques blancs” ont des raisons douteuses (entendez “religieuses”) pour ne pas se faire vacciner. C’est oublier un peu rapidement que 36% de personnes “non affiliées” (non religieuses mais pas forcément athées) n’ont pas l’intention de se faire vacciner. Personne ne dit pour autant qu’ils sont un risque pour la santé publique !

De plus, les raisons avancées par les “évangéliques blancs” tout comme par les “non religieux” sont légitimes… ! Il n’est pas question de marque de la bête, de conspiration de “Big Pharma”… Mais plutôt d’inquiétude quant aux effets secondaires (première raison de cette hésitation, 72%), de questions par rapport à la vitesse de développement des vaccins (67%) ou d’hésitations sur leur efficacité (61%). Inutile de faire passer ces inquiétudes pour ce qu’elles ne sont pas. Elles ne sont pas une conséquence de manque d’éducation, de propension à avaler toutes les conspirations imaginables, ou d’autres raison utilisée pour ridiculiser les autres.

Utiliser des chiffres, c’est facile, un peu trop facile. Citer des statistiques partielles, tirées d’une étude sérieuse (ici du Pew Research Center) est un bon moyen de diriger l’opinion publique dans une direction bien précise… pour le meilleur et pour le pire.

Ensuite, l’article est d’ailleurs allé pêcher une “évangélique blanc” opposé à la vaccination. Bien. Mais je ne vois pas d’athée ou de “non affilié” (pourtant à 36% contre la vaccination).

Le NYT sort alors un nom : Gene Bailey, qui sévit sur la Victory Channel. Alors certes, ce pasteur a son propre show (qui comptabilise au max 200 000 vues sur Youtube), mais quelle influence, quel impact ? Pourquoi le citer, lui ? Est-il président d’une grande faculté de théologie évangélique ? Ou bien a-t-il plusieurs centaines de milliers de “followers” sur les médias sociaux ? Non. Pour ce qui est du deuxième, il plafonne à 1 400 abonnés sur Twitter et 2 800 sur Instagram.

Mais Bailey est un témoin beaucoup plus facile : un bon témoin à charge contre les “évangéliques blancs”. Avec lui à la barre des témoins, il est possible de ridiculiser les “évangéliques blancs” et de montrer qu’ils sont vraiment un problème de santé publique. D’ailleurs la seule raison pour laquelle la NYT choisit l’exemple de ce bon Gene Bailey, c’est qu’il est beaucoup plus facile de ne pas le prendre au sérieux.

Cela manifeste une volonté du NYT de volontairement dépeindre les “évangéliques blancs” comme étant le vrai problème. Mais l’article ne mentionne pas la position d’autres “évangéliques blancs” comme Russell Moore (36 700 abonnés sur Instagram, 170 000 sur Twitter) président de l’Ethics & Religious Liberty Commission (commission de la Southern Baptist Convention, 14 millions de croyants) et auteur d’un article intitulé : “Not the mark of the beast: Evangelicals should fight conspiracy theories and welcome the vaccines” (en ligne). Bien sûr, l’article préfère Gene Bailey, la cible facile.

Ou bien, pourquoi ne pas parler d’Al Mohler (62 600 abonnés sur Instagram, 178 000 sur Twitter), président du Souther Baptist Theological Seminary (2e plus grande faculté de théologie aux Etats-Unis avec plus de 3 300 étudiants à plein-temps) et de l’Evangelical Theological Society, auteur d’un article intitulé “Vaccines and the Christian Worldview: Principles for Christian Thinking in the Context of COVID” (en ligne). Dans cet article il écrit : “Mais, à titre personnel, je prendrai ce vaccin dès qu’il sera disponible. Je le ferai non seulement pour le bien de ma propre santé, mais aussi pour celle des autres. Je chercherai à encourager les autres à se faire vacciner. L’encouragement est toutefois très différent de la coercition.” Bien sûr, l’article préfère Gene Bailey, la cible facile.

Comme “évangélique blanc”, il y avait aussi Tim Keller (282 000 abonnés sur Instagram, 447 000 sur Twitter), qu’il est inutile de présenter, et qui a récemment tweeté qu’il s’était fait vacciner contre le Covid. Bien sûr, l’article préfère Gene Bailey, la cible facile.

Bien sûr, il y aura beaucoup d’ “évangéliques blancs” qui ne suivront pas le leadership de ces trois grandes figures de l’évangélicalisme américain (malgré la position favorable d’un Franklin Graham). D’ailleurs si 45% ne demeurent pas convaincus par les vaccins, c’est aussi pour des raisons qui demeurent légitimes. Il ne faut pas sous-estimer le problème qu’une large non-vaccination pourrait poser, mais il n’est pas pour autant légitime de lancer une campagne de culpabilisation telle que le fait l’article du NYT, surtout avec des exemples choisis en vue de diriger, conduire, voire manipuler, l’opinion publique dans un certain sens.

Choisir de parler de Gene Bailey plutôt que de Moore, Keller, ou Mohler, est un choix délibéré. D’ailleurs le Courrier international passe très rapidement sur les figures de “l’évangélicalisme blanc” qui défendent l’utilisation du vaccin pour dire que “de nombreuses autres voix continuent de s’élever contre toute vaccination en instillant la peur et en agitant des thèses conspirationnistes.” Bien sûr ! Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils ont l’influence de certaines figures mentionnées. Le choix est délibéré… et il est fait pour influencer l’opinion des lecteurs en laissant volontairement de côté certains faits.

Les chrétiens devraient toujours avoir le réflexe de vérifier les statistiques, et de ne pas s’en tenir à ce qu’un résumé trouvé dans un article de journal va en dire. Il est facile d’utiliser les statistiques pour influencer l’opinion publique dans une direction ou une autre. Nous devrions toujours chercher à comprendre la complexité du monde qui nous entoure. Nous devrions plonger nos yeux dans la nuance pour bien comprendre ce qui se passe autour de nous. Les caricatures que proposent les articles de journaux, simplifiant à outrance des statistiques bien utiles et légitimes, ne sert pas à nourrir la vocation qui est la notre : être artisans de paix, témoins de compassion, modèle d’intégrité et d’humilité. Cela ne nous aide pas non plus à démontrer cette transformation que l’Esprit œuvre en nous : la paix, l’espérance, l’amour, la patience, le pardon, la bénignité, etc.

Exerçons la sagesse que Dieu nous donne, en Christ notre Seigneur. Lisons avec sagesse et une certaine distance critique. Et par-dessus tout, soyons les témoins de son amour, de sa grâce, et de sa compassion, envers tous… en nous gardant des étiquettes faciles et culpabilisantes.