Note : ce court article a été écrit il y a presque dix ans alors que je rédigeais mon mémoire de Maîtrise en Théologie sur le mal dans le Seigneur des anneaux. Il va de soi qu’en dix ans le style aurait changé … mais l’appréciation de cet ouvrage reste, fondamentalement, identique.
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Avec ce livre au titre pourtant prometteur, le lecteur tournant la page finale se trouve confronté à un choix pour le moins cornélien : tout jeter ou essayer de trouver un aspect positif à cette lecture. Hormis le fait que le lecteur a progresser dans sa maîtrise de soi et dans sa patience, ayant fait l’effort de lire l’ouvrage jusqu’à sa conclusion. A vrai dire … c’est à peu près le seule bénéfice des quelques heures passées dans ces 280 pages.
La grande thèse de N. Bonnal est que la dimension ésotérique est omniprésente dans Seigneur des Anneaux. La thèse de départ, pour tous ceux qui connaissent un tant soit peu J.R.R. Tolkien, est a priori discutable, vous en conviendrez ! Du point de vue de l’écriture même du livre (pour ne commencer par là), Bonnal a la fâcheuse tendance à ne pas citer ses sources. Remarquez, il vaut mieux parce que certaines pages seraient faites de traductions intégrales ! Quand on utilise un bouquin, on se doit de le citer. Au lieu de cela Bonnal fait du plagiat, notamment de Tolkien : A biography de Humphrey Carpenter dont il rapporte des passages entiers.
De plus, certaines de ses citations n’ont rien à voir avec ce qu’il veut montrer et d’autres sont employées dans un mauvais sens. Par exemple, p. 26, lorsque Tolkien écrit :
« mon œuvre a échappé à tout contrôle, et j’ai produit un monstre : une aventure d’une longueur immense, compliquée, plutôt triste et même terrifiante ne convenant pas aux enfants (et peut-être à personne). »
Et Bonnal de conclure :
« Tolkien est un grand créateur d’horreurs et de mondes terribles » (241)
Alors certes le mot « terrifiante » est écrit. Cela veut-il dire que nous devons en conclure que Tolkien avait littéralement créé un monstre sur lequel il n’avait pas de prise ? Bien sûr que non ! Tout auteur a expérimenté ce sentiment étrange que ce qu’il écrit, soit le dépasse, soit devient maître de lui. Ayant rédigé une thèse … je pense aussi avoir accouché d’un monstre (bien différent et de qualité moyenne) ! C.S. Lewis a connu la même chose lors de l’écriture du 16e volume du Oxford History of English Literature au point où cet acronyme OHEL est devenu pour Lewis … « Oh, hell ! »
De plus, lorsque Tolkien écrit cela il est entrain d’essayer de changer d’éditeur (il était alors avec Allen & Unwin et vouler aller à la maison Collins). Quelle meilleure façon de changer d’éditeur que de lui montrer le livre sous un mauvais jour pour qu’il décide lui-même de ne pas imprimer le dit ouvrage ? C’est, vraisemblablement, ce que Tolkien a voulu faire ici. Attention donc avec l’emploi de cette citation ci particulière de Tolkien1.
Passons à la suite.
Dans le premier chapitre, Bonnal fait de Tolkien le « messager de la Tradition ». Mais de quelle tradition ? Celle qui verrait dans le mal « une force positive à l’œuvre sur terre » (p. 11) ? D’où sort-il que dans le Silmarillion et le Seigneur des Anneaux le mal est positif ? Qui peut me dire l’aspect positif de Sauron ? La mort de Théoden et de son fils, la mort de Denethor ? Disons que Bonnal commence avec une sérieuse erreur philosophique et théologique, et donc, littéraire.
Tout cela tient peut-être aux erreurs que commet Bonnal en identifiant les sources de Tolkien. Il voit en effet dans les inspirations du Professeur l’Edda scandinave (très juste) et la Bible (pour dire le moins). Ce n’est en réalité pas tout à fait le cas. Pour l’Edda, peut-être, quoique le terme « inspiration » ne soit pas le plus approprié. Quand à la Bible ! Elle n’était pas son inspiration mais le fondement de ce que Tolkien pensait. On a souvent tendance à voir le christianisme de Tolkien comme l’élément qui fait que le Silmarillion commence par le récit de la Création du monde par un dieu (Eru, ou Illúvatar suivant le nom qu’on emploie) … mais sans plus.
Cependant, si Tolkien commence comme cela ce n’est pas simplement qu’il s’inspire de la Bible, comme s’il en tirait des illustrations ou des symboles utiles, mais c’est qu’il ne concevait pas un monde qui ne soit pas le fruit d’une Source Première, d’un Dieu Un et transcendant. Comme je l’ai dit, cela fait du christianisme de Tolkien le fondement de son œuvre et non une source d’inspiration parmi d’autres.
Erreurs flagrantes :
« Le Silmarillion […] avec son polythéisme », p. 36.
Alors là … Bonnal bat des records. Polythéiste signifie plusieurs dieux or quiconque a lu le Silmarillion, verra qu’il n’y a qu’un seul et véritable dieu : Eru. Les Ainur sont beaucoup plus comparables à ce que nous pourrions appeler des (arch)anges. Le Silmarillion n’est pas polythéiste répétons-le ! Eru, traduit en français signifie « Dieu ». Cette signification est attestée par le glossaire du Silmarillion et le livre de R. Foster, The complete guide to Middle Earth.
Tom Bombadil, « ce petit bonhomme » (p. 144).
Euh, Tom n’est pas un de ces lutins qu’on trouve dans certains contes pour enfants. Ce n’est pas un être minuscule. Tom a la taille d’un homme, donc beaucoup plus grand que Frodo et ses amis. Qu’est-ce que c’est que cette expression péjorative à l’encontre du personnage le plus mystérieux du Seigneur des Anneaux. Tom est, à mon avis bien au delà de cette description. Je ne discuterai pas de savoir qui est Tom mais il est sûrement plus qu’un « petit bonhomme ».
Bonnal parle du chien Garm qui attaque Beren dans le Silmarillion. Le chien dont il parle existe ! Mais c’est celui de Farmer Giles of Ham ! Le chien qui sauve Beren, qui emmène Luthien sur son dos, qui combat Carcharoth, c’est le loyal et fidèle Huan. Bonnal qui semble bien maitriser son sujet (ah !) … mais confond les œuvres de Tolkien de manière assez flagrante2.
[La Comté] c’est un monde pour enfants simples ».
Est-ce vraiment cela la Comté ? La Comté a eu ses moments de gloire, même si les hobbits ne sont guère batailleurs ils peuvent être courageux quand la situation s’en fait sentir. Ils sont même d’une incroyable robustesse comme le fait remarquer Gandalf. Il est vrai qu’ils mènent une vie tranquille et peu agitée… mais n’est-ce pas là le souhait et le rêve de beaucoup d’hommes plutôt que la caractéristique d’un « monde pour enfants » ?
En vrac, et sans commentaires :
Cesont les Touques seulement qui résistent aux bandits à la fin du >Seigneur des Anneaux (p. 61) ;
L’art de fumer est un privilège octroyé à une minorité (p. 64) ;
Les champignons du père Maggot3 sont probablement hallucinogènes (p. 70) ;
Chaque Ainur fondamental a un élément (donc 4 Ainur « fondamentaux », eau, air, feu, terre) (p. 80)4 ;
Aulë demande à Illúvatar d’améliorer sa création : les nains (p. 84) ;
Mîm le nain est un ami de Húrin (p. 85)5 ;
Aragorn demande à ses amis d’attendre qu’il ait trouvé l’arbre avant de partir (p. 91)6 ;
Les hobbits (tous) ont les pieds velus (en fait un seul clan sur trois) (p. 93) ;
Huan mi-bête mi-dieu (p. 97) ;
Beorn (personnage du Hobbit) est un personnage cruel (p. 110) ;
Faramir est le demi-frère de Boromir (p. 127) ;
Denethor déteste son fils Faramir (p. 129) ;
Gandalf utilise les pierres de vision (les Palantir) pour défendre le Gondor (p. 143) ;
Galadriel est présente dès le commencement du monde7 (p. 151) ;
Seuls Legolas et Gimli font honneur à leurs races (p. 263) ;
Le mal est nécessaire (p. 264) ;
Oh, je suis sûr qu’il y en a d’autres ! Mais on peut raisonnablement s’arrêter là et conclure que ce bouquin est truffé d’erreurs. Ne l’achetez sous aucun prétexte.
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Mais la plus grosse erreur de Bonnal est de voir dans le Seigneur des Anneaux des références aux religions et traditions asiatiques. Tolkien ne s’est jamais intéressé à de telles régions du globe, en tous cas pas en tant que philologue ou mythopoéiste. En revanche il est vrai qu’il était fasciné par les mythologies nordiques. Or, Bonnal revient sans cesse sur ces religions asiatiques. Pour preuve l’emploi que fait Bonnal des œuvres de Mircéa Eliade8 connu pour ses travaux sur les religions et les sociétés asiatiques et africaines … mais en aucun cas nordiques ! Bonnal cite aussi des écrivains de ces régions, tel le Baghavad-Gitâ, la tradition védique, ou encore la religion hindoue (96) ou égyptienne (95). Pourquoi ne pas rajouter les Rohirrim comme incarnation du bushido ou Gandalf comme émissaire des martiens ?
Les vrais connaisseurs de Tolkien ne pourront que bondir en face de telle absurdités, fruit d’un travail de recherche lamentable. Ou d’une œuvre de fiction.
Cette théorie trouve très peu d’appuis dans le texte du Seigneur des Anneaux, du Silmarillion ou du Hobbit. Encore moins d’appuis trouve-t-on dans la biographie de J.R.R. Tolkien. Tolkien aurait été dans une mouvance ésotérique, j’aurais peut-être acquiescé. Mais là ! Entre voyage mystique de Frodo et initiation de Gandalf, on rampe en plein Mordor !
Conclusion : du vrai travail d’orc.
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Notes :
1 Carpenter, The Letters of JRR Tolkien, lettre n°124.
2 l’épisode auquel fait référence Bonnal existe bien dans le Silmarillion. Mais premièrement le nom de l’animal est Carcharoth et deuxièmement ce n’est pas un chien mais un loup !
3 j’ai gardé les noms de l’anglais original. Tolkien était avant tout un philologue, c’est à dire quelqu’un qui étudiait les langues. Respectons donc les noms qu’il a voulu donner à ses personnages.
4 Il n’y a pas d’Ainur « fondamentaux » ! De plus il donne le feu à Melkor. Il n’aurait pas plus mal choisir. En effet le feu est lié à la Flamme Eternelle, dont fait don Illúvatar aux Ainur. C’est à Illúvatar seul qu’appartient le feu. C’est probablement pour cela que Gandalf dira au Balrog lors de leur affrontement sur le pont : « Je suis le serviteur du Feu Secret ».
5 Il s’agit dans cet épisode de Túrin, fils de Húrin. De plus, on n peut pas vraiment dire que Túrin et Mîm ait été amis !
6 En réalité Aragorn leur demande d’attendre son mariage !
7 Galadriel est fille de Finarfin et d’Eärwen. Finarfin est lui-même fils de Finwë, premier chef des Noldor. Elle ne peut donc pas avoir été présente au commencement puisque déjà deux générations sont présentes en Terre du Milieu.
8 Contemporain de Tolkien, il a publié ses œuvres majeures vers les années 1955, ce qui rend virtuellement impossible un emprunt de Tolkien à la pensée d’Eliade !