Il y a une semaine, la faculté organisait sa journée annuelle d’études interdisciplinaires. Cette année, le thème était l’individualisme. Énorme sujet sur lequel il y aurait tant à dire. Je voudrai partager une petite partie de ce que j’ai présenté lors de cette journée… avant que cela ne soit publié fin 2022 dans La revue réformée.
Dire que la société est individualiste est devenu un lieu commun, presque un cliché. Tout relève de l’individualisme, et tous les maux sont connectés à cet individualisme souvent insaisissable. Qu’est-ce donc que ce monstre légendaire que nous devons affronter, armés des dons que Dieu donne, et soutenus des fruits de l’Esprit ?
Comme pour tout monstre légendaire, il est plus facile de proclamer son existence et d’agiter sa menace en guise d’avertissement, que de le décrire avec précision, de le trouver, et de vraiment l’affronter.
Comme pour tout monstre légendaire, il est aussi plus facile de proclamer son inexistence et de rejeter tout indice de sa présence, que de continuer à le chercher jusqu’à avoir déniché le lieu secret d’où il est sortit semer la mort.
Bon, ces deux dernières phrases trahissent un peu ma fascination avec le monde de la mythologie et du fantastique, mais vous voyez où je veux en venir !
L’être humain individualiste est un nouvel humain qui a été réduit à ses désirs et à ses émotions
L’individualisme contemporain a ceci de différent de ceux qui l’ont précédé en ce qu’il est profondément, et même exclusivement émotionnel. L’être humain individualiste est un nouvel humain qui a été réduit à ses désirs et à ses émotions. Cet individualisme, qu’allons-nous en faire ? Il est facile de s’en plaindre, mais nous devons trouver des moyens de faire face à cet individualisme émotionnel qui caractérise une grande partie de notre société. Mais comment ?
Une option, bien légitime, serait de construire une critique impitoyable de l’individualisme contemporain, cet individu autonome qui proclame qu’il fuit – même sans le savoir – l’existence du créateur. Bien légitime, mais inaudible. Et même si ce n’est pas parce qu’une chose est inaudible qu’il ne faut pas la proclamer – après tout l’appel à la foi en Christ est spirituellement inaudible et cependant doit être annoncé sans discrimination – n’y a-t-il pas d’autres options complémentaires à imaginer ?
Cependant, dans un monde d’émotions surdimensionnées, ce discours serait-il la forme la plus pertinente d’apologétique ? Peut-être pas. Dans ce cas, pourrions-nous réfléchir à une forme plus pratique d’apologétique ? Je crois que la foi chrétienne peut offrir trois alternatives à la question de notre identité émotionnelle.
Tout d’abord, je crois que l’Église et seulement l’Église, corps vivant de Christ, peut nous ré-apprendre à vivre pleinement nos émotions, à habiter entièrement cette intériorité dont nous ne pouvons nous retirer. C’est une affirmation osée. Qu’apporte donc cette foi en Christ ? Que dit-elle de notre vie émotionnelle que ne dirait pas une bonne psychologie dite séculière ? A priori, pas grand chose, voire rien du tout.
Trois réflexions me font dire que la foi que l’Église proclame propose une alternative radicalement autre, porteuse d’espérance pour cet “individu émotionnel” construit par la société contemporaine.
Premièrement, le Christ, notre frère, est notre “espoir émotionnel” parce qu’il est le seul être humain qui se connaisse parfaitement. Dans un monde obsédé par la gestion des émotions et l’intelligence émotionnelle, c’est une affirmation radicale. Le Christ est la seule personne humaine (étant pleinement homme et pleinement Dieu) qui se connaît pleinement comme homme parce qu’il transcende aussi ce qu’il est comme homme. Il est le point d’ancrage et l’archétype d’une humanité nouvelle. Appelés à “revêtir Christ”, nous pouvons réapprendre les émotions humaines. Christ est notre nouvelle nature, nos nouvelles émotions.
Deuxièmement, la discipline spirituelle qui est formée par les fruits de l’Esprit est un renouvellement de nos émotions. La clé de notre identité émotionnelle ne réside pas dans la gestion de nos émotions, mais dans le fait de vivre les fruits spirituels : “l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la fidélité, la gentillesse, la maîtrise de soi” (Ga 2,22-23). L’Écriture dirige beaucoup plus souvent notre foi vers ces fruits de l’Esprit que vers nos émotions même.
Troisièmement, nous nous connaissons dans le service des autres. C’est une conclusion qui découle directement de la précédente. En effet, si nous apprenons à connaître les émotions à travers la vie de l’Esprit, nous devons conclure qu’il n’y a d’individualité que dans le service aux autres.
Le seul espoir que nous avons de retrouver une pleine émotivité humaine est d’abandonner l’illusion qui prétend que nous pouvons nous connaître nous-mêmes sans vis-à-vis extérieur et transcendant. La seule alternative à l’individualisme émotionnel est précisément de nous découvrir comme dépendants de ce Dieu qui crée et renouvelle notre vie. Le seul espoir est une individualité et une émotivité trouvées dans une relation normative au Christ (“revêtir le Christ”), dans une vie de disciple spirituel de transformation émotionnelle (la pratique des fruits de l’Esprit), et dans le service communautaire où je me découvre comme un individu qui sert les autres (à l’image du Roi-Serviteur). Ce n’est qu’alors que nous pouvons nous découvrir comme des individus pétris d’émotions.
Tout cela met en évidence le rôle central de l’Église, qui est le seul lieu de communion où nos contemporains peuvent devenir pleinement humains. Le chemin est difficile. Il est cependant le seul espoir, et fonctionne comme une sorte de “pédagogue émotionnel”. Il ne s’agit pas d’une simple formulation doctrinale, mais d’un véritable argumentaire apologétique. Là se trouve la libération et la véritable humanité.