La vocation chrétienne ne s’arrête pas à évangéliser. Nous devons manifester notre foi en paroles et en actes. Et ne nous y trompons pas : les occasions de montrer que nous croyons en ce Dieu créateur et restaurateur, ce Dieu de la Bible qui nous a créés à son image, ne manquent pas. L’indifférence éthique n’est, pour le disciple de Jésus-Christ, pas une option.
Les débats éthiques ont d’ailleurs secoué l’année 2020… comme d’ailleurs ils scandent le rythme des années et des siècles depuis notre dramatique séparation originale d’avec notre Créateur. Nous avons tous étés « pro » quelque chose cette année. Tous ces débats ont agité les chrétiens évangéliques militant pour une éthique chrétienne globale. D’où le désormais classique « pro all life » dont le monde évangélique se réclame. Ce qui est assez ironique c’est que ce nouveau slogan a prit pied dans nos discours parce que la droite et la gauche du monde évangélique ont tous les deux attaqué une dimension vitale de l’éthique chrétienne. Je m’explique.
Au début de l’année 2020, au milieu de vives protestations aux E-U. et en France contre certaines violences policières, le slogan Black Lives Matter devint pour beaucoup une marque de légitimité citoyenne. A « droite », il fut vite ridiculisé avec le slogan alternatif… non, pas Black Lives Matter… All Lives Matter (ou dans une variante plus précise Blue Lives Matter).
Quelques mois plus tard, ce fut à la « gauche » d’utiliser la même stratégie de ridicule. Lors d’un énième débat, malheureusement nécessaire, sur l’avortement, le « Pro Life » fut lui aussi remplacé par… non, « Pro All Life » !
Impossible de ne pas se dire que finalement nous ne pouvons plus rien dire par crainte du ridicule. Comme je l’ai vu taggé sur un mur du parc Jourdan, ici à Aix-en-Provence, peut-être qu’il faut conclure « No Life Matters »… Ce serait un peu cynique n’est-ce pas ? Mais justement, notre discours public n’est-il substantiellement cynique ?
De plus, cette volonté – similaire d’un côté comme de l’autre – a un effet dramatique : il morcelle l’éthique chrétienne en minimisant les défis spécifiques que présentent les deux débats. C’est malheureusement dans l’air du temps : le monde évangélique est tenté (au sens fort du terme « tentation ») de scinder irrémédiablement l’éthique chrétienne en deux parties opposées : l’éthique sexuelle et familiale d’un côté, et l’éthique sociale de l’autre. Bien sûr, l’éthique chrétienne doit associer tout ce qui concerne la vie chrétienne dans le monde, sans se focaliser sur l’un ou l’autre des thèmes que nous pouvons cependant privilégier. Cela veut-il forcément dire que « Pro All Life » est le meilleur slogan à adopter.
Nous sommes des êtres humains, appelés à l’amour et à la justice, à la fois pour ceux qui n’ont pas encore de voix, et ceux qui l’ont perdue.
A priori, cela semblerait bien être le cas. Regardez la citation suivante :
« [Etre chrétien] signifie que je soutiens tout ce qui aide une personne à vivre une vie entière, saine et satisfaisante, dans toutes les parties du monde. Je suis donc pour les soins aux pauvres, pour un salaire décent, pour des soins de santé abordables, pour un logement adéquat, pour un environnement de travail humain, pour l’égalité des salaires pour les femmes, pour une garde d’enfants généreuse, pour le soutien aux personnes âgées et aux infirmes… Cela signifie que je respecte la vie de toutes les créatures, et que je suis donc pour le soin du monde dans lequel nous vivons, pour l’environnement au sens le plus large. Cela signifie que je suis en faveur de la paix, de la justice et de la réconciliation. »1
Il y a une certaine force intuitive, théologique, et bien sûr émotive à cette citation. Bien sûr le chrétien ne peut pas défendre l’un tout en dénigrant l’autre. Bien sûr le chrétien ne peut pas affirmer défendre la « vie » et promouvoir l’injustice. Cela dit, le « pro all life » présente de nombreux problèmes. Malheureusement nous y sommes : nous ne pouvons plus dire que nous sommes « pro-quelque chose » sans que quelqu’un dise : non, « Pro All Life ».
Je voudrais souligner plusieurs choses.
1. Nous ne pouvons pas mettre tous les débats éthique au même niveau.
Or, la hiérarchisation est, en éthique chrétienne, non seulement légitime, mais aussi nécessaire. D’ailleurs nous faisons tous des hiérarchies. Nous ne pourrions pas proposer d’éthique chrétienne si nous devions tout mettre au même niveau. Si tout exigeait le même niveau d’intérêt, le même degré de connaissance, la même exigence d’engagement, n’ayons pas d’illusion… nous serions immédiatement dépassés par l’ampleur de la responsabilité éthique. Disparition des écosystèmes naturels, dérèglements climatiques, désagrégation des communautés rurales, avortement, éthique sexuelle, esclavage économique et sexuel, transformation digitale de l’homme, etc. Personne ne peut s’engager dans toutes les causes de la même manière. Cela conduirait à l’inertie et, à terme, au désengagement éthique. Nous sommes des êtres humains, appelés à l’amour et à la justice, à la fois pour ceux qui n’ont pas encore de voix, et ceux qui l’ont perdue.
2. Ainsi, les choix personnels sont eux aussi légitimes.
Chacun de nous va ainsi faire des hiérarchies et des choix au sein de tous ces débats éthiques. Cependant, ces choix personnels doivent être encadrés et accompagnés de deux prises de conscience : (i) Tout en faisant le choix de certains combats plus que d’autres, nous ne devons rester conscients qu’en terme « d’éthique chrétienne » une vision globale est de mise. Si je fais des choix personnels, l’Église universelle de Christ ne doit, quant à elle, pas le faire. (ii) Ceci exige aussi d’admettre que si l’un militera, y compris politiquement, contre l’avortement, l’autre militera personnellement pour le soin envers les migrants.
Cela signifie-t-il que le premier ne se soucie pas des migrants, ou que le deuxième ne se soucie pas de l’avortement ? Non. Enfin… pas forcément. Rappelons-nous que si nous donnons personnellement priorité à un engagement éthique, les débats qui sont secondaires ne sont pas pour autant optionnels. Cela me conduit à ma troisième remarque.
3. Nous devons aussi faire des distinctions en éthique.
Cela dit, malgré tout ce que je viens de dire, il est aussi possible de faire certaines distinctions.
La première, c’est de nous rappeler que ce qui est prioritaire ne rend pas ce qui est secondaire optionnel. Lorsque nous disons que quelque chose est secondaire, nous pouvons tout à fait dire, en même temps, que ce qui est secondaire est nécessaire. Ainsi, il est nécessaire de nous soucier des lois actuelles promouvant l’avortement même si un chrétien peut faire de son engagement prioritaire la reconstruction des communautés rurales.
La deuxième, c’est entre des actions qui visent la préservation de la vie et celle qui visent son épanouissement. Dans ce sens, l’avortement et la migration ne sont deux débats éthiques qui ne peuvent pas être mis au même niveau. L’opposition à l’avortement vise la préservation d’une vie sur le point d’être éliminée. Promouvoir l’accueil des migrants vise l’épanouissement de la vie. Les deux engagements sont légitimes, mais ils ne fonctionnement pas au même niveau.
Troisièmement, et de la même manière, il faut distinguer entre une responsabilité volontaire et d’une responsabilité passive. L’avortement vise volontairement la fin d’une vie. En ce sens elle est une atteinte plus directe à l’existence que ne l’est le soin des migrants, qui relève pour les pays autres que celui d’origine, d’une « responsabilité passive » exercée à travers l’absence de lois. Notons ici que le chrétien ne peut cependant pas se cacher derrière une passivité indifférente. Ce n’est pas parce que les deux types de responsabilités sont différentes qu’elle devrait entraîner un désintérêt pour le soin des migrants !
La quatrième distinction est entre responsabilité immédiate ou seconde. La responsabilité « immédiate » pour le soin des migrants est premièrement celle des pays d’origine, ce que nous oublions souvent. La responsabilité qui est la notre est une responsabilité « seconde » car elle est dépendante de l’échec des pays d’origine à prendre soin de leurs citoyens. Bien sûr, ce degré de responsabilité change lorsque les migrants sont acceptés dans le pays d’accueil. Notre responsabilité devient « immédiate » : ainsi la générosité et l’accueil devraient caractériser la communauté chrétienne.
Il est ainsi légitime de considérer que nos gouvernement ont une responsabilité plus directe quant à la législation concernant l’avortement, qui concerne ce qui se passe à l’intérieur de leurs frontières. Là aussi, cela implique que l’état d’accueil a une responsabilité immédiate envers les migrants accueillis en son sein. Cela signifie qu’il est, pour le chrétien, à la fois possible d’être opposé à une politique de frontières ouvertes, tout en militant pour des politiques d’accueil plus favorables envers les migrants présents dans le pays.
4. N’oublions pas que les débats éthiques impliquent les individus, la société, et les gouvernements de manières différentes.
Chacun de ces trois éléments constitutifs de notre monde aura des responsabilités différentes. Nous avons des responsabilités éthiques spécifiques en tant qu’individu, porteur de l’image de Dieu, et nous avons une responsabilité en tant que membre de la société (française ou autre). Les gouvernements ont, eux aussi, une certaine responsabilité dans tous ces débats éthiques.
Il y aurait encore beaucoup à dire au sujet de l’éthique chrétienne, mais le temps me manque. Ces quelques remarques visent à montrer que l’éthique chrétienne est à la fois un enjeu d’unité et de diversité. L’éthique chrétienne est, dans un certain sens, bien globale bien qu’elle soit aussi diverse et spécifique. Elle est globale mais exige aussi une certaine hiérarchie. N’ayons pas peur, dans la compassion et le respect, de construire une vision biblique et équilibrée de notre éthique. L’enjeu est la démonstration vivante de la foi en ce Dieu qui appelle tout homme à trouver la vie en lui, et à rejoindre la grande assemblée des témoins de celui qui restaurera toutes choses dans le royaume.
.
Notes :
1 P. James Martin, SJ , « Pro-Life Means Pro-Social Justice », 2 février 2017, Public Orthodoxy, https://publicorthodoxy.org/2017/02/02/pro-life-social-justice/