L’année prochaine, en 2014, nous célèbrerons les longues années de ministère que Dieu accorda à Francis et Edith Schaeffer (elle-même récemment décédée) et qui virent Schaeffer s’éteindre il y a trente ans, le 15 mai 1984. Pour nous conduire vers la mémoire du témoignage que les Schaeffer eurent pendant ces longues années, Crossway nous offre le dernier volume de sa série Christian Life. Schaeffer a toujours été un théologien central à la Faculté d’Aix-en-Provence (qu’elle s’appelle Faculté Jean Calvin ou auparavant, Faculté Libre de Théologie Réformée) : les anciens étudiants, dont je suis, ont tous été nourris avec Schaeffer qui pour beaucoup a été une révélation apologétique. Il nous a appris que parfois il suffisait, pour une bonne conversation apologétique, d’écouter et de porter un vrai intérêt à notre interlocuteur, ainsi que d’être intellectuellement curieux et courageux. D’autant plus que Dieu faisait son œuvre avec, et surtout malgré, nous.
Avec cette influence que Schaeffer n’a cessé d’avoir, entreprendre d’écrire un (autre) livre sur Schaeffer était une tentative risquée, mais William Edgar, ancien professeur d’Apologétique à Aix-en-Provence et depuis presque 25 ans professeur à Westminster Theological Seminary, est particulièrement qualifié pour écrire un tel ouvrage. Par sa relation personnelle avec Schaeffer qui en un éclat de gloire rapide le fit passer de l’agnosticisme à la foi chrétienne, mais aussi par son implication personnelle dans l’apologétique culturelle, l’auteur était certainement le plus qualifié pour nous donner un livre remarquable par l’équilibre savant entre analyse apologétique et impression (au sens d’imprimer une marque) biographique. Edgar est aussi grand connaisseur de Van Til (n’enseigne pas l’apologétique à Westminster Seminary qui veut), avec toutes les différences entre un Schaeffer et un Van Til (29-30). Edgar contraste aussi certains éléments de l’apologétique de Schaeffer et avec la théologie « néo calviniste » d’Abraham Kuyper (171). Quelques passages brefs, mais instructifs.
Cependant, même avec toutes ces qualifications, il fallait vouloir se plonger dans l’écriture d’un livre sur Schaeffer alors que ce dernier bénéficie déjà de quelques bons ouvrages. Pourquoi un autre livre ? Deux motivations principales ont soutenu le projet de l’auteur : (1) la nécessité d’une exploration approfondie et critique du thème central de la vie et de l’oeuvre de Schaeffer : la spiritualité chrétienne ; (2) une évaluation historique personnelle ; et à travers cette deuxième dimension importante, de montrer que ce thème central de la spiritualité chez Schaeffer est aussi l’une des raisons de son influence durable. Si la spiritualité chrétienne était la raison d’être de la vie et de l’oeuvre de Schaeffer, cette même raison d’être se retrouve chez la plupart de ceux qui ont été influencés par ce grand apologète.
Afin de montrer en quoi la spiritualité est, chez Schaeffer le point focal de toute la vie chrétienne, Edgar a choisi d’organiser ce volume en trois parties : (1) une première partie personnelle témoignant de la relation profonde qui s’est établie entre l’auteur et Schaeffer. Croire que cette partie est une hagiographie serait cependant une erreur, mais je laisse le lecteur le découvrir par lui-même. (2) une évaluation théologique de la spiritualité selon Schaeffer ; (3) la manière dont la spiritualité de Schaeffer s’inscrivait dans tous les domaines de la vie humaine, à commencer par la prière. Chacune de ces trois parties est articulée autour des points principaux qui ont fait de Schaeffer un apologète aussi pertinent. Je ne résumerais pas, dans cette recension, tous les points principaux de l’auteur mais simplement ceux qui me semblent devoir faire l’objet d’une mention particulière.
Témoignage personnel
Après une introduction personnelle qui dévoile une écriture claire et précise, l’auteur nous invite à nous associer à lui dans sa première rencontre avec Schaeffer et dans la relation très personnelle qui s’établira entre eux par la suite. Rien qu’en faisant cela, Edgar souligne ce qu’il mentionnera plusieurs fois au cours de cet ouvrage : l’importance d’une apologétique relationnelle qui démontre dans la simplicité de l’hospitalité chrétienne l’authenticité de l’Abri et de la communauté chrétienne. Ceci était d’autant plus important et manifeste l’ère de l’existentialisme des années 1960s-1970s (Camus, Sartre, et l’influence marquée de Kierkegaard). À se demander si cette même apologétique relationnelle de Schaeffer ne serait pas tout aussi valable maintenant à l’ère postmoderne prisonnière entre désir de communauté et volonté individualiste.
Mais l’une des choses les plus marquantes de cette première partie, en forme de leçon apologétique, c’est la capacité à écouter et à poser les bonnes questions, laissant l’interlocuteur poursuivre sa pensée jusqu’au moment où l’impossibilité de sa position se révèle à lui. En quelques exemples bien placés, l’auteur montre que pour Schaeffer, l’appel à la cohérence était essentiel. L’appel adressé aux chrétiens de se fonder sur la vision du monde qui puisse rendre compte du monde tel que nous le vivons est une base importante de l’apologétique, une base sur laquelle Schaeffer mettra fortement l’accent au risque d’être critiqué, comme Edgar le précise bien, pour son rationalisme.
Malgré ces critiques, l’apologétique de Schaeffer s’enracine dans de profondes convictions bibliques. Comme l’auteur le rappelle à plusieurs reprises, Schaeffer était convaincu que la plupart des questions et objections de nos contemporains prenaient naissance dans une vision erronée de l’être humain. L’apologétique doit donc s’enraciner dans la certitude qu’une apologétique biblique et adaptée à notre société est toujours d’abord anthropologique. Car en fin de compte, la présentation et la défense de la foi chrétienne ne s’adresse-t-elle pas premièrement à l’être humain en tout ce qu’il est ? Si, par exemple, nous maintenons telle ou telle position éthique, c’est à cause de la très haute dignité que nous accordons à l’être humain—créé à l’image de Dieu. C’est en entendant les interrogations anthropologiques de ses contemporains, comme Edgar le fait bien, que Schaeffer parvint à donner, dans l’apologétique, une place importante aussi bien à la réflexion qu’à la vie (chrétienne) elle-même (p. 34).
Cependant cette capacité à écouter et à comprendre les questions les plus personnelles ne serait rien sans la vie de prière des Schaeffer qui s’inscrit, dans son apologétique, dans un grand « Seigneur, amènes-nous ceux que tu as choisis ». Nous pouvons en effet discerner, dans le récit d’Edgar, la volonté de Schaeffer de prendre le temps : que ce soit dans son écoute, dans sa vie de prière, dans sa spiritualité, il y a « un temps pour tout », et principalement pour Dieu.
Cette mise en perspective personnelle se termine sur un résumé des quatre accents particuliers de l’oeuvre de l’Abri : (1) que la foi chrétienne est objectivement vraie, qu’elle peut être défendue « rationnellement » et que toutes les questions sont importantes ; (2) que la foi chrétienne s’adresse à la vie humaine toute entière ; (3) que la spiritualité chrétienne demande de vivre pleinement la vie humaine devant Dieu et non pas de tomber dans une mystique déconnectée de la vie quotidienne ; (4) que jusqu’au retour de Christ, le monde sera teinté par le péché. Mais ces quatre accents sont en quelque sorte rassemblés dan le but final de l’apologétique de L’Abri : « L’Abri est tout aussi intéressé par la pensée que par la vie » (p. 34).
L’homme et son époque (première partie)
Après cette introduction personnelle qui, pour ceux qui connaîtraient déjà un peu Schaeffer, résume déjà certains points importants de son approche apologétique, Edgar poursuit par une présentation plus développée de Schaeffer. Dans ces considérations biographiques, il faut noter un point que Schaeffer appuiera constamment : la nécessité pour chaque être humain d’avoir une interprétation correcte de la réalité. Et ceci ne peut être acquis qu’en voyant et comprendre la réalité que Dieu lui-même a créée : c’est comprendre que la Bible fait justice au monde que nous vivons. Mais le plus grand accomplissement dans cette partie biographique c’est qu’Edgar résiste à la tentation panégyrique en mettant en avant, simplement, certains moments difficile du ministère de Schaeffer, bien que parfois brièvement, comme pour la profonde crise spirituelle que traversa Schaeffer en 1951, crise qui catalysa le développement de sa spiritualité chrétienne (et donna naissance au livre Libérés par l’Esprit, en anglais, True Spirituality).
L’appréciation positive de Schaffer n’est donc pas une présentation hagiographique. L’auteur n’hésite pas à souligner certains excès de Schaeffer, notamment certains moments d’intransigeance séparatiste que Schaeffer lui-même vint à regretter. L’implication de Schaeffer dans ce qui fut appelé la Moral Majority est aussi regardée avec un équilibre certain. Notons ici que la position de Schaeffer concernant l’implication chrétienne dans la société peut encore nous être bénéfique. Pour Schaeffer en effet, la perte d’un fondement chrétien dans une société conduit à deux seules options : (1) l’hédonisme, qui ne peut prétendre établir des critères objectifs fondant la société humaine, et (2) la règle de la majorité, dans laquelle on ne peut empêcher la majorité de choisir la pire option (cf. Hitler en 1933). Voilà un bon enseignement, considérant la situation française actuelle (p. 74). L’encouragement de Schaeffer à trouver une place dans la société afin de démontrer la présence du Dieu créateur est certainement une exhortation à rappeler.
La vraie spiritualité (deuxième partie)
C’est dans cette deuxième partie qu’Edgar aborde le centre de l’apologétique, de la théologie, de la vie même de Schaeffer. C’est aussi certainement ce qui explique que la structure du livre s’articule autour de cette troisième partie. Car ce qui en fin de compte explique le lien entre la partie biographique (première partie) et les implications de l’apologétique de Schaeffer (troisième partie), c’est l’importance de la dimension spirituelle de la vie chrétienne, mais aussi, la nature spirituelle de la réalité (que Schaeffer n’appelle pas spirituelle mais surnaturelle). Car pour Schaeffer, la spiritualité chrétienne est centrée sur la réalité, et non pas sur une relation purement mystique et désincarnée avec Dieu, mais sur une réalité bien concrète dans laquelle le surnaturel (Dieu) se communique : Dieu « est présent et qu’il n’est pas silencieux », que la Bible est vraie, « et qu’il peut y avoir de la réalité dans la vie chrétienne » (p. 82). La présence personnelle de Dieu dans la sanctification est un élément central pour Schaeffer, et donc pour la spiritualité chrétienne, Christ en étant le modèle auquel l’Esprit nous lie.
Tout cela est fondé sur la réalité fondamentale qui peut être résumée par la nature personnelle du Dieu trinitaire. Edgar insiste régulièrement sur ce point, et avec raison, indiquant que les conséquences sont pour Schaeffer importantes : (1) la réalité fondée sur le Créateur personnel est objective ; (2) cette même réalité n’est pas limitée par le matériel mais la réalité crée est foncièrement spirituelle/surnaturelle ; (3) cette réalité n’est pas parfaite, et la vie chrétienne ne doit pas être dirigée vers un perfectionnisme impossible ; (4) les chrétiens doivent répondre aux questions posées tout en réalisant que leur apologétique met toujours en contraste (et parfois confrontation) deux visions de la réalité. Ce dernier contraste sert de pont entre l’apologétique et la spiritualité. En effet, si le Dieu personnel est à l’origine de la réalité, la vie de prière du chrétien est ce trait d’union entre vie en Dieu et vie dans le monde. Pour Schaeffer, la spiritualité chrétienne est la conséquence directe de la liberté acquise en et par Christ et permet ainsi avec confiance d’être témoins dans la société.
Se confier en Dieu dans toute notre vie (troisième partie)
Enfin, dans une troisième partie, Edgar montre quelques unes des implications de cette « atmosphère de prière » (p. 125) qui habitait le ministère des Schaeffer à l’Abri. Chose importante que fait l’auteur ici : montrer, en commençant ce chapitre sur l’implication pratique de la spiritualité de Schaeffer, que toutes nos implications sociales et/ou ecclésiales, prennent leur sens dans la vie de prière. Ceci est d’autant plus important que la manière dont Schaeffer approche l’interaction chrétienne avec le monde n’est pas facile à décrire, comme le rappelle Edgar—et je laisserai au lecteur la liberté de cette confrontation. J’appuierai simplement l’un des points principaux qu’Edgar souligne. Le point principal. Toujours et encore pour Schaeffer, la vie de prière, la piété personnelle. Particulièrement fondamental en ce début de troisième, souligner que la vie de prière n’est pas seulement une prière de demande mais aussi de reconnaissance, une prière qui est la vie interne du chrétien, est sans nul doute nécessaire. Sans nul doute une leçon encore pour nous aujourd’hui.
Mais dans ce début de troisième partie, il faut à mon sens noter l’accent particulier mis sur la considération suivante : si Dieu est personnel, cela signifie que son Esprit donné est aussi personnel, d’où une expression favorite de Schaeffer dans les paroles d’envoi : « Que la communication du Saint Esprit soit avec vous ». Ainsi, la prière est donc aussi personnelle. Elle se passe de rituel ou de formulations pré-formatées : c’est une conversation avec Dieu (p. 130).
Avec cet ouvrage, finalement assez court (192 pp.), Edgar parvient à réaliser une contribution très significative à l’étude de Schaeffer : incarner dans un savant mélange d’évaluation apologétique, de résumé théologique et de témoignage personnel, l’aspect unique de la spiritualité et de l’apologétique de Schaeffer. Un livre donc, à recommander sans hésitation. Peut-être faut-il terminer cette recension par une petite citation en anglais, obscure pour certains, la même avec laquelle William Edgar termine ce remarquable ouvrage : « No Little People, No Little Places ».
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