Incarner Galadriel
Incarner Galadriel

Incarner Galadriel

La nouvelle série d’Amazon, The Rings of Power, vient de se terminer. Comme il fallait s’y attendre, les critiques n’ont pas tardé. En fait, elles ont commencé avant même le lancement de la série. Normal. Tragique, mais normal. Toutes les séries en sont victime, mais vu la stature de Tolkien, il fallait s’attendre à ce que les critiques soient plus vives encore.

Les chrétiens ne sont pas en reste, d’autant plus que Tolkien a infusé une puissante vision catholique dans son oeuvre. Catholique, thomiste, suivant les pas du grand John Henry Newman, Tolkien présente un monde qui, s’il n’est pas explicitement catholique, n’en fait pas moins du thomisme la clé de lecture globale de son oeuvre.

Des critiques basées sur la théologie de Tolkien sont donc légitime. La vidéo ci-dessous est l’une d’entre elles, et je veux m’intéresser ici au personnage de Galadriel.

La critique est la suivante : la Galadriel de la série est à l’opposé de celle de Tolkien. Elle n’est pas simplement différence, mais n’a rien à voir avec une Galadriel qui reflèterait les valeurs théologiques de Tolkien. Deux grandes critiques sont adressées à l’encontre des scénaristes de Les anneaux de pouvoir.

La première critique, c’est que Galadriel n’entre pas dans la structure du monde si essentielle à la vision de Tolkien. L’auteur de la vidéo explique ainsi : “Tolkien was also a traditionalist and he prized order and chivalry. Men and women are equal but are made for different roles… everyone is meant to live a certain way.” (2’50)

Je me demande à quel point le débat sur l’égalitarisme homme / femme qui obsède tellement certains milieux ecclésiaux n’influence pas la lecture du personnage de Galadriel. J’ai lu les critiques : Galadriel, commandant une armée, armure et épée à la main, est une trahison de Tolkien. Oui, Galadriel est une elfe de stature incomparable, une force de lutte contre le mal. Mais certainement pas par les armes car… tout simplement parce que ce n’est pas la place d’une femme que de commander une armée. Non ?

La vision que Tolkien donne de Galadriel n’entre pas dans les schémas trop faciles que nous serions tentés d’importer, donnant un rôle très identifié à homme / femme au point. Il y a même des chances que le comportement de Galadriel, dès un jeune âge, trahissait ces frontières trop radicales, au point où le nom donné par sa mère reflète cela :”Her mother-name was Nerwen (‘man-maiden’), and she grew to be tall beyond the measure even of the women of the Noldor; she was strong of body, mind, and will, a match for both the loremasters and the athletes of the Eldar in the days of their youth.”

Quant à sa nature “combative”, elle est bien attestée : “She with Celeborn fought heroically in defence of Alqualondë against the assault of the Noldor, and Celeborn’s ship was saved from them.” C’est une description typique de Tolkien : laconique, presque à l’excès. Cela ouvre la porte de notre imagination… et une chose est claire, c’est que Galadriel s’est battu e contre d’autres elfes. Elle a participé à cette première grande lutte des elfes contre d’autres elfes.

Le rôle de Galadriel dans la lutte armée va plus loin encore. La série présente Galadriel comme commandant les armées du Nord. Là aussi, nous pourrions nous dire que la vision de la série va bien au-delà de ce que Tolkien voulait faire de Galadriel. Son exemple, celle d’une elfe dont la sagesse lui fait reconnaître et embrasser sa place légitime dans la structure du monde, pourrait être d’inspirer une résistance, mais pas de la mener. Certainement pas d’être commandant d’armée.

Et cependant… si elle ne porte pas ce titre, elle se comporte à l’occasion comme commandant d’armée : “She looked upon the Dwarves also with the eye of a commander, seeing in them the finest warriors to pit against the Orcs.” Dixit Tolkien : “avec l’œil d’un commandant.” Oui, la série fait une interprétation, mais ce n’est pas tiré par les cheveux, c’est même remarquablement cohérent avec les termes utilisés par Tolkien lui-même.

Quant à faire de Galadriel l’exemple même de celle qui, comme tous les elfes, tirerait son bonheur de la place assignér par les “dieux”, les Valar, c’est un peu exagéré vu le rôle ambiguë qu’elle joue lors de la rébellion des Noldor contre les Valar. Elle est présentée comme se joignant activement, y comprit de manière armée, à cette rébellion contre les “dieux” du Silmarillion :

“So it came to pass that when the light of Valinor failed, for ever as the Noldor thought, she joined the rebellion against the Valar who commanded them to stay; and once she had set foot upon that road of exile she would not relent, but rejected the last message of the Valar, and came under the Doom of Mandos. Even after the merciless assault upon the Teleri and the rape of their ships, though she fought fiercely against Fëanor in defence of her mother’s kin, she did not turn back.”

Nous touchons ici au coeur de la deuxième critique adressée par la vidéo à la Galadriel de la série. Elle ne trouve pas son bonheur et contentement comme Tolkien l’avait imaginé : “Happiness is not about finding your own path or bending the world to your will.” (3’10) L’auteur explique que le bonheur dans la vision de Tolkien, c’est de trouver notre place harmonieuse au sein du monde créé par Eru. Ce n’est pas faux, mais cela ne veut pas dire que tous les personnages font cela, y compris les elfes.

Ceci rappelle ce que l’auteur disait en introduction, comme un trailer de sa conclusion sur la série : “The good guys like Galadriel and Elrond no longer act as if they’re working from Tolkien’s philosophy and instead at times seem to be operating from the philosophy of Tolkien’s villains.” (1’50)

Le problème, c’est que quelle que soit la philosophie de Tolkien et sa perspective sur la structure du monde, le monde d’Arda (dont la Terre-du-milieu n’est qu’une partie) est beaucoup plus complexe qu’un simple slogan théologico-social. Les elfes, les nains, les hobbits et toutes les autres “races libres” ne sont pas parfaits, loin de là.

L’auteur de la vidéo oublie que la Terre-du-milieu est ancrée dans une histoire, comme le sont tous les personnages. Ils évoluent, changent : leur sagesse s’approfondit, ils apprennent l’humilité et la patience. Si la Galadriel du Seigneur des anneaux est peut-être celle décrite ici, la Galadriel des premiers siècles ne l’est pas vraiment. Galadriel ne démontre, au début de sa longue recherche de pouvoir et de sagesse, toutes les qualités qui sont les siennes dans le Seigneur des anneaux. Normal ! Galadriel n’est une loi éthique, c’est une personne : limitée dans sa sagesse et habité d’un désir de gloire personnelle.

Oui, car Galadriel n’échappe pas à sa place au sein de la lignée noldorine de Finarfin. Quoique tout à fait étrangère aux abus de son oncle Fëanor et des méfaits de ses fils, elle n’en partage pas moins quelque chose de leur fierté et même, de leur orgueil. Cela la conduit à tuer d’autres elfes. En défense certes… mais quand même ! Par fierté, elle rejette la tradition et l’autorité représentée par les Valar. L’auteur sur-interprète une fois de plus le personnage de Galadriel, plaquant sur le personnage toute une critique sociale. Faisant cela, il oublie Tolkien. Voulant défendre Tolkien, il fait de son oeuvre un manifeste anti-progressiste, ce qui n’a pas lieu d’être.

L’auteur pourrait faire une place à la Galadriel qui cherche une place différente de celle traditionnellement assignée, mais la motivation doit être l’amour. Cependant, même dans l’oeuvre de Tolkien lui-même, Galadriel ne désire pas les terres du milieu par amour, mais par désir personnel. Loin d’être en ligne avec la vision des elfes se soumettant naturellement à la volonté d’Eru, Galadriel à ce moment là de sa vie est présentée comme cherchant l’autonomie : “and like her brother Finrod, of all her kin the nearest to her heart, she had dreams of far lands and dominions that might be her own to order as she would without tutelage.”

C’est cela qui fait chercher à la “jeune” Galadriel quelque chose qui est de l’ordre de la puissance et du contrôle. L’humilité n’est pas encore frappante chez Galadriel. L’auteur de la vidéo se plaint que la série ait choisit de représenter Galadriel comme cherchant le pouvoir et non l’humilité. Ma foi… Galadriel a été imaginée par Tolkien avec une histoire, et même une personnalité qui a probablement changé. La Galadriel du Seigneur des anneaux ne cherche pas le pouvoir pour lui-même. Mais celle présentée dans Unfinished Tales ? Elle veut se tailler un royaume sur la Terre-du-milieu. Si ce n’est pas une recherche de la puissance et du pouvoir “en soi”… je ne sais pas ce que c’est.

Galadriel, en cherchant à se créer un “royaume” (dominion) fait exactement ce que l’auteur de la vidéo dit que les elfes ne font jamais. Le truc par lequel la série est censée trahir Tolkien. Or… on découvre que le personnage de Galadriel est en fait beaucoup plus nuancé :

Galadriel est un personnage, pas un slogan philosophique !

Alors pourquoi l’auteur se donne-t-il autant de peine à annihiler la Galadriel de la série ? Par souci d’anthenticité, je n’en doute pas. Et c’est bien sûr légitime, quoique redoutable. Il essaie aussi d’accentuer la fondement métaphysique et éthique de l’oeuvre de Tolkien. Là aussi, cele ne me pose pas de problèmes. D’ailleurs je pense qu’on ne peut totalement saisir Tolkien qu’en en le considérant comme auteur thomiste.

Toutefois, l’auteur est prédisposé à ne voir dans Galadriel que ce qu’il s’attend à trouver. Ce qui se passe, c’est qu’il a importé sa critique socio-culturelle de la société américaine et l’a plaquée sur la série et sur l’interprétation de Tolkien.

C’est une leçon importante pour nous : soyons attentifs aux nuances et aux complexités qui font qu’un personnage est parfois, souvent, plus nuancé que nous ne le voudrions. Un bon personnage n’est que rarement le reflet de ce qui “devrait” être. Le monde secondaire de Tolkien est, comme ce monde primaire, marqué par le péché. Galadriel n’y a pas échappé : c’est ce qui fait la beauté de son personnage, respectons-le.

Références : J.R.R. Tolkien, Unfinished Tales of Númenor and Middle-earth, Boston, Houghton Mifflin, 1980, p. 228-230.