« It takes a lot to know a man », écrit Damien Rice.
Et il en est l’exemple le plus frappant.
Il fut une fois où certains imaginaient que le chanteur-compositeur irlandais serait le prochain Bob Dylan. Son premier album, O, semblait donner raison à cette prophétie. Avec chaque chanson écrite, le livre de son succès s’écrivait, jusqu’à ce que tout prenne une direction que son auteur n’aurait pas imaginé – après son deuxième album, 9. Une disparition de sept ans de la scène musicale [1]. Certes, certains parlaient, sur un blog obscur ici et là, d’une apparition ponctuelle de l’Irlandais. Mais après plus de sept ans, on pouvait se demander s’il ne s’agissait pas d’une hallucination collective ou d’une foi inébranlable et irrationnelle en l’existence d’un mythe nommé Rice.
Et en 2014, le disparu refit surface, et tout le monde s’est alors demandé : « Mais où est-ce qu’il était ? » [2]. Où qu’il ait bien pu être, Rice est revenu avec ce qui sera peut-être l’une des meilleures productions de l’année musicale. Plus que toujours, la musique de Rice est personnelle, intime, confessionnelle. Malgré l’instrumentalisation plus soutenue, My Favorite Faded Fantasy est plus direct, plus accrocheur, plus personnaliste que O, l’album qui avait fait connaître Rice. Si les thèmes sont semblables, notamment l’obsession romantique, comme dans ces lignes de « Colour Me In » :
I tried to repress it
« Colour Me In »
Then I carried its crown
I reached out to undress itAnd love let me down
Love let me down…[…]
So come let me love you
Come let me love you
And then… colour me in
Mais il y a aussi dans cette nouvelle création un accent notable sur les relations brisées et la transformation personnelle. Là aussi la nature personnelle de la création artistique se dévoile. De l’aveu même de Rice, 9 fut un album que le succès de O l’avait poussé à sortir, peut-être prématurément. Et lorsque s’est ajoutée la tournée prévue pour 9, Rice a craqué. Comment, pourquoi ? C’est son secret, et il n’est pas question de jouer aux psychologues de salle d’attente pour trouver une raison plus que douteuse. Le fait demeure. Il disparu plus ou moins et resta hors de vue. Et il est revenu en partie transformé. Comme il le dit dans l’une de ses trop rares interviews :
« J’ai l’impression que je passe d’un monde où je me créais des fantasmes qui n’étaient pas réels – et très souvent pas satisfaisant – à un monde dans lequel je vis la réalité pour la première fois de ma vie depuis que je suis gamin, et dans lequel j’apprends à apprécier où je suis maintenant dans cette cette réalité. » [3]
Pendant sa relative absence musicale, Rice fit de nombreux changements dans sa vie professionnelle. Notamment, son changement de collaboration le conduisit en Islande, vers Alex Somers qui avait précédemment travaillé avec Sigur Rós. Et ce faisant, il a « passé du temps à apprendre, mais apprendre ne veut pas dire comprendre. Je suis bien plus un apprenant maintenant que je ne l’étais il y a dix ans. » [4] Comme quoi, nous pouvons toujours apprendre – par humilité. Sans prétendre savoir ce qui se passe, ou s’est passé, dans la tête de Rice pendant ces années, nous pouvons être surpris de l’entendre dire que l’une des choses apprises fut ce qu’en termes bibliques nous appelons « humilité ». Humilité de reconnaître certains manquement, certaines attitudes… et donc de reconnaître un changement possible. Rice peut ainsi sous-entendre que, par contraste avec ses deux précédents albums, il était pendant la création de My Favourite Faded Fantasy, « plus intéressé par chanter que par où je voulais aller ou ce que je voulais, socialement ou émotionnellement… » [5]
Si Rice ne parle pas ainsi, il souligne cependant que le rejet de notre fierté, de notre orgueil, est nécessaire à la vie humaine : « Que ce soit la fierté religieuse, nationale ou personnelle, les gens ont souvent tendance à se battre beaucoup plus facilement sur les sujets important pour leur fierté. Je me suis assez battu, je suis prêt pour autre chose maintenant, donc j’ai laissé tomber mon orgueil et je ne me bat plus. » [6]
À la lecture de ces lignes (de « I Don’t Want to Change you »), nous pouvons nous demander si l’image biblique que nous discernons est visible pour tous :
I just came across a manger
« I Don’t Want to Change you »
Out among the danger
Somewhere in a stranger’s eye […]
Where there is no danger
Where love has eyes and is not blind
Pas de changement… chez l’autre. Plus d’orgueil, plus de prétention être supérieur. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il y a des motifs bibliques dans ce dernier album, mais la question est légitime. Les colorations bibliques sont frappantes, mais il est difficile de dire si celles-ci sont voulues ou non. L’écho se fait entendre :
Long long way to the top
« Long Long Way »
Long way down if you fall
And it’s a long way back if you get lost
Parfois même, la narration est suffisamment proche de du schéma biblique pour que toute coïncidence soit, au minimum, remarquable. C’est par exemple le cas dans « Trusty And True », qui donne une bonne image de notre condition présente :
We’ve wanted to be trusty and true
« Trusty And True »
But feathers fell from our wings […]
‘Cause we never wanted to be lusty or lewd
Nor tethered to prudish strings
And we never wanted to be jealously tuned
Nor withered into ugly things […]
What is done, what is past
So fellas, lay down your spears
‘Cause we can’t take back
What is done, what is past
So let us start from here […]
Come, come along
Come with sorrows and songs
Come however you are
Viens, tel que tu es ! « My reasons for wanting to change ; My reasons for everything are lost with you… » (« The Box »). Rice touche ici à quelque chose de si vrai que cela nous échappe parfois. Viens, tel que tu es ! Cela vous rappelle quelque chose ? Et d’ailleurs, cela vaut pour beaucoup de choses, y compris l’amour humain que Rice poursuit de ses inspirations musicales. Dans cet amour humain, nous blessons parfois – souvent ! – les autres, consciemment ou non. Le fait demeure. Nous sommes tous meurtris. L’écoute de cet album accentue cela : une bonne quantité des cicatrices émotionnelles qui font partie de My Favourite Faded Fantasy ne sont que le reflet de ce que nous vivons tous.
(1) Pour être tout à fait correct, Damien Rice a fait plusieurs collaborations durant cette période et n’a donc pas autant disparu des « radars » que nous aurions pu le penser.
(2) Jason Bentley, « Interview with Damien Rice », consulté le 12 décembre 2015.
(3) Sarah Rowland, « Damien Rice Interview », Esquire, 11 novembre 2014, consulté le 12 décembre 2015.
(4) Jessica Springsteen, « Damien Rice on How Eight Years of Soul », Rolling Stones, 15 décembre 2014, consulté le 12 décembre 2015.
(5) Ibid.
(6) Ibid.