Une clarification s’impose, non pas pour faire une grande apologie, ni pour me justifier, mais simplement pour répondre plus clairement, et en une seule fois, à plusieurs questions qui m’ont été posées. En réalité, cela me permettra de répondre à cette seule question, et une pléthore de commentaires : pourquoi n’irai-je pas voter au deuxième tour des présidentielles ?
Premièrement, donc, il y a simplement une certaine bienséance qui fait partie intégrante de ce que j’attends de tout candidat ou de tout pari politique sérieux. Or, quelques minutes après la clôture du premier tout, alors que nous avions seulement les premières estimations des votes, les présentatrices d’une chaîne que je ne nommerais pas avaient déjà bien du mal à « en placer une », tant les représentants de tous les candidats—ceux des candidats Hollande et Sarkozy en tête—s’invectivaient, s’interrompaient, s’interpellaient … et tout cela en plein direct ! Je ne pourrais, en bonne conscience, choisir un candidat ou un parti qui, devant des millions de citoyens, ne peuvent s’empêcher de donner l’impression qu’ils sont une meute en chasse, hurlant à la mort. Ou une classe d’adolescents boutonneux débattant des dernières rumeurs lycéennes. Je ne pourrais me décider volontairement à choisir comme représentant des candidats, ou un parti, qui ne savent pas même respecter les règles les plus élémentaires de communication : respect de l’autre et droit de la parole. Comment donc, promouvoir le respect des « autres » si le respect de celui qui est en face n’est pas possible ?
Deuxièmement, je ne peux absolument pas adhérer aux rhétoriques des candidats : la « France forte », la « France en colère », le « Prenez le pouvoir », ou les appels au « peuple de gauche » aussi bien qu’à un « patriotisme républicain devant lequel s’efface toute autre appartenance identitaire » … sont toutes ces expressions incompatibles avec mes positions théologiques et politiques. M’appeler à m’identifier à un peuple « en colère » ne me touche pas (je ne suis pas en colère, socialement contestataire, éventuellement), pas plus que je n’entends les appels à une France forte dont « nous » prendrions le pouvoir. Ces dernières expressions tendent même à fortement m’inquiéter. Demander, par exemple, à ce que s’efface, devant le patriotisme républicain, toute autre identité est contraire à ce que je comprends de ma confession de foi. De plus, c’est une erreur de logique flagrante : une double identité est possible bien que l’une soit prioritaire. Plus : une double identité peut être nécessairement maintenue tout en faisant de l’une d’entre elle l’identité prioritaire. Mon identité de citoyen français est nécessaire (et de fait je le suis), mais elle n’est pas prioritaire. L’identité de foi est une identité prioritaire, bien que l’identité citoyenne soit nécessaire. Malheureusement, ce point de logique ne semble pas affecter certains candidats pour lesquels, si une identité est « prioritaire », elle exclut toute autre identité. Ils établissent de fait entre « prioritaire » et « exclusif » une synonymie qui n’a pas lieu d’être. Mais ce problème identitaire est typiquement français. Peut-être que l’ENA devrait intégrer plus de cours de logique et de vocabulaire à son cursus.
Troisièmement, sur ce même thème de la « représentation », je ne peux me décider à choisir un représentant. Je suis convaincu, en pleine liberté et conscience, qu’aucun des candidats n’expriment même de loin les convictions qui sont les miennes. Je ne peux donc décemment, à moins de choisir corps défendant à m’amputer d’un bras ou d’une jambe politique—voire pour certains candidats de ma matière grise—choisir le « moindre mal ». Cette notion là, en effet, témoigne d’un pessimisme politique auquel je ne peux souscrire. Sous entendre que toutes les solutions seraient mauvaises, mais qu’il faut nécessairement en choisir un n’est personnellement pas une option. Quant à considérer que les uns sont, au niveau du programme et des propositions, quantitativement et qualitativement supérieurs aux autres, c’est un constat que je n’ai pas pu faire—mais peut-être n’ai)je pas bien lu les programmes des candidats.
Quatrièmement, j’ai entendu régulièrement affirmer que je me privai du devoir le plus essentiel qui est celui pour tout citoyen de choisir son président. Je ne suis pas certain que l’élection présidentielle soit la plus importante à laquelle un citoyen puisse participer. Correction. Je suis convaincu que l’élection présidentielle n’est pas l’élection la plus importante à laquelle je puisse participer. Les élections législatives et municipales sont, par exemple, des élections cruciales pour l’engagement socio-politique des chrétiens à l’échelle municipal notamment. De plus, je en suis pas convaincu que celui qui voterait aux présidentielles et non lors d’autres élections, seraient plus responsable que les autres. Le droit est de participer activement à toute activité socio-politique. Cet engagement est d’autant plus fort qu’il part du niveau local et remonte jusqu’au niveau national. Enfin, il ne faut pas oublier les limites de la portée de la politique française qui s’inscrit dans un contexte politique beaucoup plus large. La politique française est, nous le savons, dépendante de la politique de l’Union Européenne : malheureusement les campagnes des différents candidats semblent parfois se dérouler comme si la France était indépendante de toute macro-structure politique—ce qui n’est pas le cas.
Enfin, certainement l’argument du « vote citoyen » ou du « devoir citoyen » pourrait m’être avancé. Cet argument me laisse de marbre. Le vote, bien qu’important, n’est pas une marque de devoir, mais un droit, en tous cas dans la constitution qui est celle de la France. C’est peut-être cela le plus regrettable dans certains discours de responsables protestants s’étant exprimés ces dernières semaines. Il y a quelques temps, un communiqué commun CNEF-SEL affirmait même : « Parce que voter est non seulement un droit mais aussi un devoir, qui nous donne la possibilité d’exprimer notre opinion par notre bulletin de vote. » Je regrette vivement l’utilisation du terme « devoir », terme utilisé auparavant par un texte du comité d’éthique (EEL/FEEBF). Le texte disponible sur le site de l’année de prière du CNEF est beaucoup plus judicieux : « Nous considérons que l’engagement socio-politique fait partie de notre devoir et de notre responsabilité de chrétien (voir la Déclaration de Lausanne de 1974). » Cet engagement est important. Mais le vote n’en est qu’une instance, et le vote présidentiel certainement pas le plus important, comme je l’ai déjà remarqué. D’ailleurs, jamais la possibilité / légitimité du « non-vote » (vote « blanc », abstention, etc.) n’est mentionnée dans les divers communiqués de ces dernières semaines !
Que dire alors : un chrétien a-t-il comme devoir (obligation, nécessité) de voter ? Non. Ce qui fait un citoyen n’est pas son vote mais, précisément qu’il est citoyen, qu’il respecte les ois et paie ses taxes. Rien de plus. Je me permets aussi de faire remarquer que dans le code civil français, les obligations basiques du citoyen sont triples : (1) à se soumettre aux régulations relatives à la majorité légale (mariage, testament, successions, etc.), (2) à se soumettre aux juridictions françaises en matière de droit, (3) à se faire recenser et à participer à l’appel de préparation à la défense. Ce n’est que dans l’idéologie populaire que le refus de voter a été assimilé à une attitude anti-citoyenne. Une fois encore : que le chrétien ait le « devoir » de voter impose une conduite spécifique au chrétien (le vote) au risque de lier sa liberté chrétienne à une attitude sociale et politique. Cela enfreint la liberté qui nous est donnée en Christ. Dire qu’il est « appelé » à voter ne laisse, je le souligne, aucun choix. Le sous entendu semble être qu’un chrétien n’est pas responsable s’il ne vote pas. De plus, la distinction possible entre les expressions « devoir de voter » et « appelé à voter » n’est que pure sémantique. (1)
Ainsi, il serait très dangereux pour les responsables ecclésiaux en France de sous entendre que le citoyen n’est tel que par son vote—car ce n’est pas une saine lecture de la législation française. Mais il serait encore plus dramatique de prétendre que le chrétien ne fait pas son « devoir » s’il ne vote pas : c’est imposer un légalisme social sur le peuple de Dieu, légalisme social que, encore une fois, la société elle-même n’exige pas. Si nous prenons garde au légalisme moral et théologique dans nos églises, prenons aussi garde de ne pas y faire entrer un légalisme socio-politique. Le danger est de tomber dans une certaine illusion politique, idéalisant le changement social et politique apporté à travers le phénomène de vote—à rapprocher en cela du phénomène de masse. À ce sujet, la mention de Jacques Ellul est assez mal choisie considérant que l’esprit même du texte de la commission d’éthique cadre mal avec le réalisme politique d’Ellul, notamment ses vues avancées dans Les nouveaux possédés et L’illusion politique—ouvrages qui devraient bien revenir dans tous les bureaux de pasteurs et responsables d’églises.
A la veille du deuxième tour des présidentielles, ne faisons pas du vote une idéologie sociale qui servirait de mesure au sérieux ou à l’engagement social des chrétiens. Il est possible de ne pas voter en étant des plus engagés. Je n’irai pas voter, mais je continuerai à prier pour les engagements, les discours, et les « promesses » des deux candidats. Tous les deux, de manière complètement égale, ont besoin que nous priions pour eux. Lorsque l’apôtre nous appelle à prier pour les gouvernements et pour les rois, cet appel concerne toutes les autorités, toutes les personnes publiques. Cet appel n’est pas conditionnel. La prière n’est pas partisane. Je n’irai voter pour aucun des deux candidats, mais je persévèrerais à prier pour M. Hollande et pour M. Sarkozy, car je ne suis pas pessimiste.
Note :
(1) J’ai commenté l’expression “devoir de vote” dans un article précédent.