Lovecraft : des monstres et des dieux
Lovecraft : des monstres et des dieux

Lovecraft : des monstres et des dieux

La peur est la plus ancienne et la plus forte des émotions humaines,
Et la peur la plus ancienne et la plus forte, c’est la peur de l’inconnu.

– H.P. Lovecraft, Supernatural Horror in Literature.

DE LA SCIENCE ET DES DIEUX

Le romancier américain H. P. Lovecraft évoque dans ses écrits des dieux oubliés, jadis endormis, et dont le réveil sera terrible. Les humains qui prennent connaissance de cette mythologie cosmique traumatisante ont tendance à en perdre la raison. Et pour cause : Azathoth serait le despote « aveugle et idiot » qui règne sur l’univers, Yog-Sothoth son pendant infini, Shub-Niggurath un être dévorant, et le célèbre Cthulhu, une immensité verte et tentaculaire. Ce dernier dieu a vu son mythe développé par les amis et disciples de Lovecraft.

Pourtant, il faut faire la différence entre la rhétorique de l’auteur et ses véritables croyances : c’était un homme convaincu que seule la science était source de vérité en ce monde. Son utilisation du surnaturel n’était qu’un procédé littéraire. Ses personnages sont d’ailleurs de sa trempe, et appliquent la méthodologie scientifique à un monde qui leur résiste, les bouscule, et les menace. Lovecraft met en scène la véritable démarche scientifique, mais dans un monde effroyable et déconcertant.

« Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres. »

– L’appel de Cthulhu, 1928.

POUR NE PLUS AVOIR PEUR

En jouant sur les dangers de la science humaine, Lovecraft semble aller à l’encontre de sa propre dévotion à cette dernière, mais en réalité, c’est tout l’inverse. S’il a l’air de mettre en échec son propre idéal – la vérité scientifique – en la considérant nocive pour l’esprit humain, ce n’est pourtant pas la science qu’il critique, mais plutôt la petitesse de notre esprit.

La science demeure une sorte de Révélation divine. Elle est donc le seul antidote indiqué à la peur de l’inconnu que nous éprouvons tous. Si elle menace notre santé mentale, c’est à cause de notre difficulté à accepter notre propre insignifiance – nous sommes donc coupables d’orgueil.

On ne peut s’empêcher de remarquer comme ce recours à la peur pour glorifier une vérité absolue et culpabiliser l’humain vis-à-vis de son orgueil ressemble trait pour trait à l’idée caricaturale qu’on peut se faire de la religion en général, et du Catholicisme en particulier. C’est pourtant une rhétorique répandue au 20e siècle, de la part de ceux qui prétendent encore lutter contre les « croyances religieuses ». En réalité, ils ne font que s’opposer, par radicalisation, à leurs pères, qui se veulent déjà anti-religieux.

VALSE AU CENTRE DU MONDE

Au Moyen-Âge, l’Occident plaçait au centre de sa vision du monde un Dieu personnel et impliqué dans l’Histoire de l’Humanité. Tout reposait sur lui : la vérité, l’avenir, l’ordre naturel et social, etc. Puis, avec l’époque Moderne, ce Dieu fut détrôné : d’abord désengagé (le « Grand Horloger »), il est ensuite remplacé par l’humain. On passe ainsi du Christianisme à l’Humanisme. L’Histoire, la morale, l’organisation de la société dépendent désormais de nous.

Seulement il apparaît vite que l’humain n’arrive pas à tenir le trône. Comme un chef d’Etat est passé au crible par ceux qu’il gouverne, souvent pour le pire, de même l’humain n’a pas résisté à l’examen. Trop de défauts, de faiblesse, de petitesse. C’est précisément ce que dit Lovecraft avec ses récits : l’humain est limité, insignifiant. Le succès de ses écrits témoigne de notre enthousiasme face à ce discours, car aussi difficile qu’il soit à accepter, le constat est indéniable : l’humain ne peut être au centre du monde.

Ce qui le remplace alors, c’est « la science ». En tant que concept, l’idée est séduisante et facile à défendre. Après tout, l’univers entier répond aux lois scientifiques, la Théorie de l’Evolution explique d’où on vient et le progrès scientifique garantit notre avenir. Cependant, « la science » ne dit rien. Ce sont les scientifiques qui disent, et les scientifiques sont des humains. Ce sont eux qui ont établi la méthodologie scientifique, et elle n’est pas neutre, parce que nous ne sommes pas neutres. Elle ne vise que la matière, et ne peut rien déceler qui dépasse la matière.

UNE RÉVÉLATION RÉVÉLATRICE

Lovecraft non plus n’est pas neutre : il milite implicitement, et activement, pour répandre sa vision du monde. Il le fait avec talent, et de façon persuasive. Cependant, ses dieux monstrueux sont en fait une bonne indication de ce à quoi cela conduit. En effet, la méthodologie matérialiste mène logiquement à ne percevoir aucun sens, ni aucune valeur à quoi que ce soit dans l’univers. Dans les contes horrifiques de Lovecraft, les humains sont en proie à des enjeux divins et cosmiques qui les dépassent, et les méprisent…

Certains trouvent cela libérateur : il revient ainsi à chacun de choisir le sens et la valeur qu’il veut donner aux choses. Pourtant, ce n’est pas une option valable, et pour deux raisons :

  • La première, c’est que si les choses n’ont pas de sens et pas de valeur en soi, ceux que nous leur attribuons, quels qu’ils soient, sont forcément fictifs, imaginaires.
  • La seconde, c’est qu’en pratique, puisque nous sommes des êtres sociaux, nous vivons ensemble et nos visions du monde convergent nécessairement, y compris le sens ou la valeur qu’on attribue aux choses.

Ainsi, non seulement nous trouvons que notre liberté est limitée par notre nature sociale, mais en plus elle ressemble plus à une superstition qu’à une conviction engageante. Par contraste, la foi chrétienne ne fait de l’humain ni un absolu au centre du monde, ni un être dénué de sens ou de valeur. Dieu est au centre de tout, mais l’humain est à son image : rendant compte de son côté relatif, dépendant, redevable, mais aussi de son importance, sa responsabilité, sa valeur.

Certains trouvent cela libérateur : il revient ainsi à chacun de choisir le sens et la valeur qu’il veut donner aux choses. Pourtant, ce n’est pas une option valable, et pour deux raisons :

  • La première, c’est que si les choses n’ont pas de sens et pas de valeur en soi, ceux que nous leur attribuons, quels qu’ils soient, sont forcément fictifs, imaginaires.
  • La seconde, c’est qu’en pratique, puisque nous sommes des êtres sociaux, nous vivons ensemble et nos visions du monde convergent nécessairement, y compris le sens ou la valeur qu’on attribue aux choses.

Ainsi, non seulement nous trouvons que notre liberté est limitée par notre nature sociale, mais en plus elle ressemble plus à une superstition qu’à une conviction engageante. Par contraste, la foi chrétienne ne fait de l’humain ni un absolu au centre du monde, ni un être dénué de sens ou de valeur. Dieu est au centre de tout, mais l’humain est à son image : rendant compte de son côté relatif, dépendant, redevable, mais aussi de son importance, sa responsabilité, sa valeur.