Juin 1924 : deux alpinistes britanniques, George Mallory et Andrew Irvine, avancent, un pas, une respiration après l’autre, regard sur la montagne vierge qui se dresse devant eux. Loin devant, loin au-dessus d’eux, se dresse le toit du monde, le plus haut sommet de la terre, l’Everest. Sagarmatha, déesse du ciel : voilà leur objectif. Deux expéditions ont déjà tenté cette ascension, mais aucune des deux n’a réussi. En 1921, une expédition britannique avait découvert une approche de la voie Nord, seule voie ouverte à une tentative de montée, après approbation du dalaï-lama. L’année suivante, une autre équipe ne put même pas se lancer sur les pentes de l’Everest à cause du temps.
1924 était donc la troisième tentative, la première vraiment sérieuse de ce pic qui touche les cieux. C’est aussi là que les deux alpinistes demeurent jusqu’à la re-création du monde.
Nous sommes le 6 juin 1924. Mallory et Irvine, accompagnés de plusieurs sherpas, chacun portant ses douze kilos de nourriture et d’oxygène. Ils sont alors à 7 681 mètres d’altitude. Le sommet culmine à 8 849 mètres. Ils ont donc presque 1 300 mètres de dénivelé à grimper. Tout semblait aller pour le mieux… selon les conditions difficiles et changeantes que connaissent les alpinistes qui se retrouvent sur les pentes de l’Everest. Le 8 juin, plus personne ne parvient à recevoir de message ou à distinguer les traces laissées par les deux grimpeurs de tête. L’inquiétude monte rapidement. Noel Oddell, géologue accompagnant l’expédition, tente de trouver les deux hommes qu’il voit, ce même 8 juin, près du deuxième ressaut situé entre 8 577 et 8 626 mètres d’altitude. Mallory et Irvine ne sont donc qu’à 200 mètres du sommet.
Et puis, plus rien.
Mallory et Irvine ont-ils atteint le sommet 29 ans avant son ascension officielle en 1953 par Edmund Hillary et Tenzing Norgay ? Rien ne permet de le dire. Ce n’est pas impossible non plus. En 1933, le piolet de Mallory sera retrouvé, puis en 1999 son corps. Irvine, lui, garde encore la montagne et tous ceux qui passent peut-être à quelques mètres de lui.
Depuis, près de 300 grimpeurs sont morts sur l’Everest. La montagne a gardé la majorité d’entre eux.
L’Everest doit être approché avec humilité, car elle tue. Elle n’est pas maudite, elle est simplement dangereuse. Elle est faite d’apparences, de vents changeants, de glaciers vivants. Elle n’est pas la seule montagne à prendre des vies. L’Annapurna, montagne népalaise culminant à 8 091 mètres, est une maîtresse jalouse qui garde pour elle 1/3 de ceux qui tentent de la conquérir. Vouloir poser la plante de son pied sur son sommet, c’est avoir une chance sur trois que ce soit la dernière chose que vous ferez.
Et pourtant, des hommes et des femmes continuent, tous les ans, de se lancer sur les pentes de ces montagnes majestueuses et dangereuses. Pourquoi ?
Pourquoi les êtres humains sont-ils saisis du désir des sommets ? S’agit-il d’orgueil ? Peut-être, mais ceux qui se lancent sur les glaciers himalayens par pur orgueil ne vont pas loin. Ils n’avancent pas parce que monter, pas à pas, respiration après respiration, demande de l’humilité.
Reinhold Messner, l’un des plus grands alpinistes actuels, dit que la montagne est un face à face avec ses propres émotions : c’est une exploration de l’âme tout autant que de la montagne. Dans La montagne nue, le récit de son ascension du Nanga Parbat en 1970, au cours de laquelle son frère Günther perdit la vie, Messner fait d’une telle ascension une expérience quasi mystique. L’ascension alpine, c’est une transformation. Il y eu Reinhold Messner qui atteignit le Nanga Parbat et ses 8 126 mètres, et un Reinhold Messner qui en redescendit. La montagne transforme, et en cela comme toute nature créée par Dieu, elle est sacrement de la présence divine, elle est signe du créateur.
Pourquoi les hommes font-ils face à la mort pour monter une montagne ? Dépasser l’oxygène, marcher dans l’inconnu… pas à pas, respiration après respiration… approcher le sublime. Comme le dit un ami, Olivier Barrucand, le sublime c’est ce point, ce moment, où le temps et l’espace disparaissent. Le sublime, c’est aussi cette montagne dans laquelle le temps et l’espace se fondent dans un blizzard mortel, dans un coucher de soleil glorieux, mais aussi, pour certains, dans une dernière respiration. Le sublime, ce n’est donc pas la beauté, il la dépasse tout en l’embrassant. Le sublime c’est l’intrusion de l’infini dans l’expérience des hommes.
Monter l’Everest, braver l’Annapurna, c’est contempler le sublime. Le sublime nous rend notre regard, et son bras est incertain. Il prend, ou il laisse aller.
La montagne est sacrement de la présence divine, elle est signe du créateur.
Il tient dans sa main les profondeurs de la terre,
Et les sommets des montagnes sont à lui.
Psaume 95.4