Trois questions à Lance Schaubert
Trois questions à Lance Schaubert

Trois questions à Lance Schaubert

Lance Schaubert est pasteur de l’église de East Northpoint, dans l’état de New-York, et écrivain (ses œuvres sont disponibles sur son site officiel). Il a accepté de répondre à nos questions sur l’influence de sa foi dans l’exercice de son art.

VISIO MUNDUS – QUELLE EST TA METHODE DE PRODUCTION ARTISTIQUE, EN TANT QUE CHRETIEN ?

Lance Schaubert – J’essaie de mettre en oeuvre ma foi dans plusieurs dimensions interprétatives du récit. En voici sept. Il y en a peut-être plus, mais en tous cas il y a au moins celles-ci :

  • SURFACE – Ces éléments du récit tels quels. C’est la dimension strictement esthétique. Carrie mit le feu au bâtiment. Harry lança un sort. Aslan rugit. Frodo déposa son épée. Pour avoir une bonne dimension de surface, il faut avoir un talent d’écrivain.
  • ALLÉGORIQUE – Ces éléments du récit renvoient à d’autres choses. Aslan n’est pas qu’un lion magique tout-puissant, il renvoie à Jésus. Harry n’est pas qu’un jeune sorcier, il nous renvoie à notre cheminement pour nous conformer à Christ. Pour que cette dimension soit efficace, il faut une structure. Pas besoin d’une allégorie à strictement parler, mais il faut une logique interne, une trame pensée, planifiée, qui fait avancer l’histoire vers un point précis.
  • LIBÉRALE – Ces éléments du récit nous libèrent. C’est l’approche principale de J.K. Rowling. Le monde nous fait du mal, et nous devons le subvertir, le changer, recommencer, libre de nos chaînes (voir Martin Luther King Jr).
  • CONSERVATRICE – Ces éléments du récit sont à préserver. C’est l’approche principale de C.S. Lewis. Dieu a créé un monde plein de bonnes choses, et nous devons y préserver ces choses (voir aussi G.K. Chesterton).
  • DIALOGIQUE – Ces éléments du récit sont là pour nous faire parler d’eux. En Occident, on a tendance à penser qu’un enseignement peut être indepéndant de celui qui l’enseigne, mais en Orient, la relation, le dialogue font partie de l’enseignement. Il faut demander à un enseignant de nous enseigner, sur quoi il répondra « Vous m’avez demandé, alors j’enseignerai ». Il s’agit d’un mode d’enseignement typique de la culture juive (voir le Talmud, la Tosphta, ou la Mishna par exemple), et qui génère le genre de bouche à oreille dont parle Gladwell dans son ouvrage Tipping Point.
  • ÉTHIQUE – Ces éléments du récit nous communique des valeurs. On pourrait également appeler ça la dimension politique, sociale… Il s’agit de la morale qui est enseignée, du message de fond sur la valeur des choses. Souvent, la simple évocation de choses horribles nous fait rejeter un récit, mais la vraie question est : quel jugement porte le récit sur ces choses horribles ?
  • SYMBOLIQUE – Ces éléments du récit vont plus loin que nous pouvons imaginer. Dans la dimension symbolique, nous touchons au subconscient. Avec une croix, un cercle traversé d’une flèche, ou une série de lignes courbes – sans même parler d’un cheval noir, d’une sirène à double queue, ou d’un taureau – nous jouons avec les choses les plus simples de la vie en les remplissant de sens. Jésus a fait ça avec les symboles les plus simples, et les plus grandioses, parvenant à une « inception » maximale par catharsis. C’est à ce moment que vous réalisez que l’eau, le sang, le vin et le pain ont de quoi nous faire réfléchir une éternité.

VM – POURQUOI AVOIR CHOISI L’IMAGINAIRE, PLUTOT QU’UN AUTRE GENRE LITTERAIRE ?

LS – D’abord parce qu’avec les mondes imaginaires, les « défenses » du lecteur sont au plus bas. Mon boulot, en tant qu’écrivain, est de dire la vérité, comme le disait Stehen King dans son livre On Writing, et cela inclue d’aiguiser au maximum mon style pour que la vérité pénètre efficacement mes lecteurs.

De plus, la fantasy est le dernier souffle d’un monde autrefois rempli de mythes. Par « mythe », j’entends non pas un récit sans lien avec la réalité qu’il cherche à expliquer, mais plutôt un récit qui éveille un sens d’émerveillement face au mystère de l’être, qui explique pourquoi l’univers est tel qu’il est, qui valide et fonde l’ordre social, et qui guide l’individu dans les étapes de sa vie (voir le « monomythe » de Joseph Campbell). Un mythe comme par exemple un récit des origines nous dit ce que ça signifie d’être humain, ou, plus important encore, ce que ça signifie d’avoir la vie, et j’ajouterais « avoir la vie en abondance ».

VM – QUEL EQUILIBRE DOIT-ON FIXER ENTRE LE REEL ET L’IMAGINAIRE, DANS UN RECIT ?

LS – L’imaginaire est un mélange de normal et d’anormal. On prend quelque chose d’ordinaire dans ce monde, et on lui fait faire quelque chose d’extraordinaire. Je me souviens encore de la première fois que j’ai utilisé des toilettes équipées d’une chasse d’eau automatique – c’était magique ! Ajoutez des ailes à un lion, et vous avez un griffon ; ajoutez des ailes à un cheval et vous obtenez Pégase… Mais il ne faut pas faire ça au hasard, chaque chose de ce monde à laquelle on insuffle du merveilleux – ou de l’horrible – doit renvoyer à quelque chose dans l’autre vie (dimension allégorique).

Un de référentiels pour établir ces liens et ces renvois, c’est notre culture. J’écris des épopées américaines pour des lecteurs américains, même si des gens d’autres cultures peuvent aussi en profiter. J’espère que mes récits transpirent de tout ce qu’il y a dans ma culture – le bon comme le mauvais. J’intègre aussi des éléments tirés d’autres cultures, cependant, d’une part, plus j’emprunte et moins j’invente, d’autre part, je ne peux emprunter que ce que je connais, puisqu’encore une fois mon boulot c’est de dire la vérité. Tout alcools que j’imagine aura donc une saveur et un aspect qui proviennent de mon expérience réelle. On nourrit forcément son imaginaire du « compost » de la littérature, des expériences, des traditions et des communautés qui nous environnent.

Lewis avait des anneaux, des armoires et des trains qui emportaient les gens dans d’autres mondes. Ce sont des passerelles. Rowling a fait la même chose avec des voitures volantes, des murs de brique, etc. La question n’est pas tant « Combien de choses notre monde devrait-il avoir en commun avec cet autre monde ? » mais plutôt « Si cet autre monde émergeait dans le nôtre, où le verrions-nous en premier ? ». C’est important parce que c’est le reflet du Christianisme : si le monde de Christ émerge dans le monde de Lance, quels en seraient les premiers effets visibles ? Je pense que ça se verrait dans la manière dont Lance traite sa femme, et dans ses activités ordinaires.

Dans son livre Les Tactiques du Diable, Lewis écrit que si les démons peuvent faire en sorte que notre bienveillance s’applique à un pauvre qui habite loin et qu’on n’a jamais vu tandis que nous restons indifférents, voire mal disposés, envers nos plus proches voisins, alors ils ont gagné. Ma bienveillance quotidienne envers mon horrible voisin importe plus que mes grands idéaux de lutte contre les Nazis ou les Nord-Coréens : le monde d’à côté passe bien avant un quelconque monde abstrait et lointain. De même, si notre fiction, nos films, notre musique ne traitent pas des lieux intimes de notre vie, au détour d’un café-croissant, d’un repas de famille, d’un coin de rue familier, si on ne baptise pas ces lieux où « l’autre monde » se manifeste, alors c’est un imaginaire sans substance, une simple rêverie, et ça n’a pas vraiment d’intérêt.

VM – MERCI A TOI, LANCE.

LS – Merci à vous !