Juste avant l’été, j’ai terminé de donner un séminaire de Master sur la parole à l’âge des médias sociaux. La parole, dans un monde d’images. La parole dans un monde de réactions instantanées est souvent instrument de critiques et de polémiques. Au lieu de répondre à la vocation d’être communication de l’image de Dieu, elle critique, divise, oppose, et dresse les hommes les uns contre les autres. Elle est, trop littéralement, un feu qui embrase tout, comme Jacques le dit de manière si vive :
8 la langue, aucun homme ne peut la dompter : c’est un mal qu’on ne peut maîtriser ; elle est pleine d’un venin mortel. 9 Par elle, nous bénissons le Seigneur notre Père, et par elle, nous maudissons les hommes faits à l’image de Dieu. 10 De la même bouche sortent la bénédiction et la malédiction. Il ne faut pas, mes frères, qu’il en soit ainsi.
Jacques 3.8-10
Comme nous ne manquons pas d’être à l’image de notre société, les chrétiens que nous sommes participons aussi à cet abus de la parole. Nous réagissons souvent de manière hâtive, surtout en politique. Petit exemple.
Le 29 juin 2017, quelques mois après son élection, le président Macron inaugurait “Station F,” un campus de start-up françaises au coeur de Paris. Au cours de ce bref discours de moins de dix minutes, le président notant que dans une gare, on rencontrait “des gens qui réussissent et d’autres qui ne sont rien.” Dérapage ? En tous cas le petit monde du commentaire en ligne s’en est emparé, au point où cette petite phrase a même son entrée Wikipedia. Les journaux s’en sont emparés, faisant des reportages courts sur la “phrase malheureuse” du président.
Sur les médias sociaux, cœur vif de la réaction instantanée, exigeants de mots acerbes et immédiats, les qualificatifs ont fusé : du délicat “casse toi pov con” à “Macron est un malade mental” en passant par des remarques plus subtiles sous-entendant que pour le président, seuls comptent les riches. Florilège partiel disponible dans cet article du Figaro.
Quel est le problème ? Y a-t-il même un problème ? Après tout, il l’a bien cherché ! Certains ont voulu minimiser les mots du président ; sa langue a fourché, ce n’est pas ce qu’il voulait dire. Peut-être voulait-il simplement dire que certains avaient réussi et que d’autres n’avaient rien… ce qui serait moins dramatique et, dans une société aux nombreuses inégalités, pas tout à fait faux. C’est peut-être une réponse possible, le discours ne semblant pas tout à fait proféré “à la lettre.”
Le problème me semble bien plus sérieux, et bien plus profond. Se jeter sur des paroles isolés, hors de leur contexte, pour leur faire dire ce que nous croyons qu’elles disent, est un phénomène que les lecteurs de la Bible connaissent bien, et qu’ils tentent d’éviter à tout prix. La lecture de la Bible requiert de ne rien lire hors du contexte immédiat, et plus global, de tel ou tel passage. En effet, si nous n’y prenons pas garde, il est bien facile de faire dire au texte ce que nous voulons. Il faut donc prendre le temps de lire, d’écouter, et essayer de laisser parler le texte, et non pas nos avis déjà tous faits.
Malheureusement, la pratique intensive des médias sociaux modèle notre usage de la parole à leur image. Nous cherchons les petits mots, les expression fortes qui, comme des images verbalisées, laisseront leur empreinte sur les pupilles de ceux qui les lisent. Le commentaire rapide se veut définitif, et ne souffre pas de critique. Il est absolutisant. Ce faisant, ce genre de commentaires sont des trahisons de la parole humaine qui, au contraire, doit être vraie, patiente, et juste.
Après avoir regardé le discours dans son intégralité, les choses deviennent plus claires. Il ne s’agit pas d’excuser les mots utilisés, mais d’avoir une parole fidèle, c’est à dire qui explique, révèle, et reflète la réalité. En l’occurence, le discours. Avec cette petite phrase, le président n’avait pas l’intention de dire que certains ne valaient rien et… tant pis pour eux. Ils ne défendait pas non plus, dans ce discours, une vision exclusivement en faveur des riches. Son affirmation selon laquelle la réussite des uns doit se tourner vers les besoins des autres nous montre clairement que ce n’est pas le cas !
Je ne défends pas ici le président ou sa politique. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont les médias sociaux transforment et modèlent notre utilisation de la parole, ce merveilleux dons divin.
Il est tragique que nous utilisions pervertissions ainsi la vocation de la parole. Mais quelle vocation ? Comme toute dimension de la nature humaine, la parole se doit d’être réponse à la vocation créationnelle résumée à la fin de Genèse 1. Nous trouvons là trois aspects de notre vocation à vivre dans le monde de Dieu :
La bénédiction : Dieu bénit le premier couple, et nous devons à la suite être bénédiction pour les autres. C’est ainsi qu’Abraham est appelé à être une bénédiction (Gn 12.3).
La parole doit être instrument de bénédiction. Notre parole doit toujours l’être, même lorsque nous parlons des présidents et de ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord. Rechercher cette bénédiction c’est aussi dénoncer l’injustice en cherchant aussi la restauration des coupables. Nous jeter, tels des bêtes féroces, sur le premier mot mal utilisé, imprécis, ou sur la première expression malvenue (même inacceptable) pour insulter celui qui l’a prononcée, n’est pas une démonstration de bénédiction. Comprenons-nous bien… être une bénédiction à travers nos paroles est exigeant. C’est même une discipline spirituelle. C’est notre vocation.
La fructification : Nous sommes appelés à faire fructifier cette image de Dieu sur la terre que Dieu a créée. La vocation missionnaire fait écho à cela (Mt 28.19).
La parole doit aussi être au service de la fructification de l’humanité. Si le texte de Genèse 1 lie essentiellement la fructification à la procréation, cette multiplication peut être soutenue par tout ce que nous sommes. Créés en image de Dieu, nous voulons communiquer les uns avec les autres, les uns pour les autres, en vue de l’épanouissement de tous. Mais comme Jacques le note avec une grande perception, nous nous en servons pour détruire, arracher, opprimer, écraser, et ridiculiser. Nos paroles devraient servir à planter, à nourrir, à encourager, et à restaurer. C’est notre vocation.
La domination : Nous sommes appelés à une gestion généreuse de la création qui appartient à Dieu (Ps 24.1). Nous devons “dominer” comme Dieu le ferait lui-même.
La parole doit enfin être instrument de domination généreuse. Notre parole doit être au service d’un contrôle bienveillant tel que Dieu l’exerce sur son peuple. Quelle est cette domination divine ? C’est une domination empreinte de bienveillance, qui est lente à juger, empreinte de compassion, qui se réjouit dans la bonté, la justice, et dans l’amour. C’est une domination qui n’a pas pour objet un désir égoïste. Pour nous, cela signifie aussi une domination qui est au service des autres. Cela semble contradictoire, mais regardons la domination généreuse dans l’Eglise : ce que les pasteurs, enseignants et diacres doivent chercher en exerçant l’autorité qui est la leur, c’est que tout chrétien parvienne à la stature de Christ (Ep 4.11-13). La parole doit elle aussi être domination en vue du service. Nous sommes là aussi face à quelque chose de totalement inédit. C’est pour cela que notre utilisation de la parole est un signe de notre foi. C’est notre vocation.
La parole servante de la bénédiction, de la fructification, et d’une domination généreuse
Prendre des mots, des expressions, isolées de leur contexte, c’est une perversion de ce que la parole devrait être. Au lieu d’être au service de la bénédiction, de chercher le bien des autres, nous utilisons la parole pour notre propre bénéfice. Il est trop “naturel,” dans un monde frappé par le sceau du péché, bien humain, trop humain, de nous laisser abuser de cette parole qui est un don de Dieu. Le péché a fait de nous moins que ce que nous devions être. Nous sommes moins qu’humains jusqu’à ce que nous soyons restaurés en image de Dieu par Christ et sous l’action vivifiante de l’Esprit. Cette sanctification est aussi celle de noter parole, restaurée dans sa vocation.
L’utilisation de la parole pourra alors être un signe de cette nouvelle création que Dieu a commencé à faire germer et qui s’épanouit sous l’impulsion du Saint-Esprit.