Ma connaissance musicale a probablement un peu de retard. Deux clip en particulier ont retenu mon attention ces dernières semaines. Deux clip par deux groupes que je ne suis pas régulièrement, ce qui peut expliquer mon amnésie partielle. Peut-être aussi qu’en préparant certains de mes cours la portée apologétique m’a frappée, d’autant plus qu’une certain symbolique similaire traverses ces deux
Le premier clip ci-dessous est le “Reckoner” du groupe anglais Radiohead, second single de leur septième album, In Rainbows.
Le second est “Right in Two” du groupe américain Tool, tiré de leur album 10,000 Days.
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=fj-10lIrboM&w=560&h=315]
Ce qui me frappe dans ces deux réflexions culturelles, c’est d’abord la similarité du thème qui rapidement émerge. Ce thème peut être facilement résumé par un mot : origine. Les deux commencent de manière similaire : nature et humanité s’entrecroisent pour donner naissance à l’histoire qui est la notre. et c’est là que les deux visions s’éloignent radicalement l’une de l’autre.
Pour commencer par “Reckoner”, il faut y remarquer une esthétique plus impersonnelle que dans “Right in Two”. Cette impersonnalité consciente a, à mon sens, un objectif important : symboliser l’humanité unie de manière organique. L’humanité est, au fur et à mesure de son développement social et technologique, conduite à revenir vers ce qu’elle était à son début. L’émergence de l’humanité est représentée par, avant la construction des premiers habitats, par les arbres géométriques couvrant la terre. Et puis, arrivée au terme de son histoire, elle revient vers un arbre de vie qui était son origine. Ce n’est pas sans raison que vers la fin de “Reckoner”, alors que le rythme change de manière frappante, nous soyons conduits par ces paroles :
Because we separate
Like ripples on a black shore
Because we separate
Like ripples on a black shore
Petit à petit une lumière naissante grandit, créant des rides ontologiques se propageant jusqu’à englober l’ensemble de la terre en un point lumineux, en une renaissance de l’humanité. Ce point de masse critique “est dédié à tous les êtres humains” :
Reckoner
Take me with yer
Dedicated to all human beings
L’image de l’arbre de vie qui s’étend, grandit ; les couleurs données à la représentation visuelle de cette (re)naissance, ont conduit certains à voir dans “Reckoner” une influence bouddhisante. C’est vrai que visuellement, le mysticisme n’est pas loin. Et pourtant… il y a une explication plus distante, mais plus cohérente. En apologétique culturelle, il est toujours nécessaire de procéder un peu comme dans l’interprétation de la Bible. Deux étapes sont essentielles :
(1) Vérifier ce que l’auteur dit lui-même du texte.
(2) Remettre le texte dans ses contextes immédiat et plus lointain.
En l’appliquant à “Reckoner”, qu’observe-t-on ?
Le contexte immédiat de “Reckoner”, c’est l’album entier dans lequel il s’inscrit, et si nous essayons d’y discerner une certaine cohérence ou la répétition de certains thèmes, nous remarquons que “Reckoner”, tout comme le reste de l’album In Rainbows, fait un certain nombre de références au Faust de Goethe. En fait, plusieurs pistes sur l’album font bien référence directe ou indirecte au Faust de Goethe, comme notamment àMéphistophélès dans “Videotape”. D’ailleurs le titre de l’album, In Rainbow peut bien lui aussi venir de Faust :
Yet how superb, across the tumult braided,
The painted rainbow’s changeful life is bending,
Now clearly drawn, dissolving now and faded,
And evermore the showers of dew descending!
Of human striving there’s no symbol fuller:
Consider, and ’tis easy comprehending –
Life is not light, but the refracted color.
Et si la vie n’est pas lumière mais “couleur réfractée”, alors peut-être pouvons-nous aussi comprendre pourquoi le clip de “Reckoner” est essentiellement en noir et blanc, jusqu’au moment où la vie renaît pour devenir cet arbre multicolore puis bleu-vert. Bien que les auteurs (Radiohead) ne commentent pas directement sur la signification de “Reckoner”, l’interprétation faustienne semble plus cohérente que l’interprétation bouddhiste parfois avancée. Si celle-ci a parfois été préférée, c’est parce qu’elle donne très facilement le moyen d’interpréter le sens visuel de cet arbre qui renaît, grandit, et s’étend sans fin, le symbole d’une vie bouddhiste renaissante. Ce serait oublier que ce mysticisme n’est pas l’attribut unique du bouddhisme.
De fait, il y a chez Goethe une interprétation alternative centrée sur la notion de “croissance organique”,[1] voire de “connaissance organique.” Dans 15 Steps, on demande : “How come I end up where I started?”, ce qui est en partie le sens d’une connaissance organique qui, tout en changeant, n’en demeure pas identique. C’est le sens du développement organique que Goethe observait dans les plantes (ou ici, l’arbre). Tout en évoluant, changeant, la plante en question ne reste pas moins elle-même. Les différentes formes que prend l’humanité sont rassemblées et récapitulées dans un arbre mystique qui uni de manière organique l’ensemble de l’humanité. C’est ce que nous sommes : une espèce diverse et unique d’une même origine et se dirigeant vers un même
Quant au “Right in Two” de Tool, c’est une toute autre histoire. Là où “Reckoner” affirme une ouverture positive au devenir de l’humanité, “Right in Two” ne laisse aucun doute quant au devenir de l’humanité : quasi condamnée à se détruire en annihilant par là même le symbole d’un créateur – tout ce qui fait son humanité. Non pas pour dire que Tool fait expressément référence à une interprétation religieuse. Plutôt, Tool propose une question essentiellement métaphysique, celle de ce que nous sommes devenus, là où Radiohead posait la question de ce que nous sommes en tant qu’ “espèce humaine”, pour le dire ainsi.
Très rapidement, les thèmes explorés par “Right in Two” montrent le contraste radical qui existe entre ces deux visions. Ici, la vision d’une aliénation des premiers humains, telle la division d’Adam et d’Eve après les premiers chapitres de la Genèse. Ici, la violence d’un aveuglement religieux, à l’image de la division d’une humanité entre Caïn et Abel. Toujours séparation, division, expression probable du titre même “Right in Two”. La critique de la violence de l’être humain est constante : plus que la violence des religions, c’est ici la violence de la nature humaine qui est dévoilée.
D’ailleurs, l’une des choses qui peut surprendre dans “Right in Two”, c’est la relative neutralité de la critique de “dieu”. Maynard James Keenan, le leader de Tool a plutôt des discours assez directs sur Dieu et la religion. De quoi ce “dieu” est-il coupable ? D’avoir essayé de donner à l’humanité ce qui lui était nécessaire pour s’épanouir, au grand dam des anges qui se tiennent là, à côté, observant ce qu’ils savent être un choix dramatique de la part de Dieu :
Angels on the sideline,
Puzzled and amused.
Why did Father give these humans free will?
Now they’re all confused.
Le “dieu” n’est ici coupable que d’une chose : trop naïf. Faut-il y voir une réflexion plus nuancée suite au décès de sa mère qui, d’ailleurs, fait l’objet d’un grand hommage dans le double “Wings for Marie” ? [2] De fait, le dieu de “Right in Two” est responsable, malgré lui, de la création de cette humanité religieuse qui, dès ses débuts se déchire et s’entretue. A partir de là, il n’y a que guerres et destruction.
Monkey killing monkey killing monkey
Over pieces of the ground.
Silly monkeys give them thumbs,
They forge a blade,
And where there’s one
they’re bound to divide it,
Right in two.
Right in two.
Violence physique donc, mais aussi psychologique. Cette dernière violence est à ne pas sous estimer car elle dévoile pour nous la force du péché qui affecte l’être humain. Nous avons souvent mit l’accent sur le “péché” en tant qu’opposition éthique à Dieu et en tant que désobéissance au Créateur – ce qui n’est théologiquement pas faux. Mais nous mettons plus rarement l’accent sur le fait tragique que le péché, nous séparant de Dieu, de notre environnement et de nous-mêmes, est aussi violence exercée malgré nous contre nous-mêmes. C’est cette violence psychologique, sociale que décrit “Right in Two” au point où :
Repugnant is a creature who would squander the abilityto lift an eye to heaven conscious of his fleeting time here.
Et finalement, ce qui devait arriver… arriva. L’humanité s’est annihilée à force de se détruire pour n’importe quelle raison. Et même ce “dieu”, observateur étranger d’un monde qui va à sa perte, est détruit par la folie d’une humanité assoiffée de pouvoir et de sang.
L’humanité est revenue à ce qu’elle était : une flaque de boue dans un désert sans vie.
Les deux visions, celles de “Reckoner” et de “Right in Two” posent la question : qu’est-ce que l’humanité. D’où vient-elle et où aboutira-t-elle ? La question est importante et elle est vraisemblablement une question métaphysique, mais aussi, sociale. Malgré leurs grandes différences, toutes deux sont d’accord sur un point : nous retournons d’où nous venons : “Tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.” (Genèse 3.19). Et pourtant, dans la suite du récit biblique, nous voyons que la “poussière” n’est pas la destinée ultime de ceux qui sont ré-unis de manière organique en un peuple nouveau.
Regardant à ces deux interprétations de l’origine et de la destinée de l’humanité, on ne peut qu’être frappée du contraste radical qui existe : d’une probable naïveté à un pessimisme certain. Conscience de la nature holistique de l’humanité et réalisation de la violence inhérente de l’être humain. Les deux deux intuitions sont à prendre en compte et elle peuvent trouver leur expression totale dans une vision du monde ancrée dans la révélation biblique. C’est là que se trouve l’espérance malgré la violence qui nous consume et consume le monde.
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Notes :
[1] Ce concept n’était pas tout à fait nouveau, même chez Goethe, puisqu’il construit sur un intérêt évident pour toute notion “organique” dans la philosophie idéaliste allemande de son époque.
[2] Dans tous les cas le discours est moins critique que dans le “Judith” du groupe A Perfect Circle dont fait aussi partie Maynard James Keenan.